Entre Sourds

Mon retour au travail ne pouvait qu'être difficile. Je m'y plais de moins en moins et mon statut d'imposteur ne pourra durer encore longtemps. Mes intérêts ne sont pas du tout "gars de char" ou "mécanique d'entrepôt" ce qui m'isole encore.

Je vous ai parlé de ma dernière isolation. J'ai le vague à l'âme.

À mon teint maintenant me rapprochant de celui de Bruny Surin, on m'a vite demandé comment avait été mon voyage. J'ai conté au strict minimum, me gardant de trop leur jeter en plein visage mes privilèges. Je m'abstiens aussi à jaser de la maison, qui me déprime là où on serait généralement heureux.

Mon collègue souhaitait que je sois épaté de tout le travail accompli en entrepôt en mon absence. J'étais ravi du nouvel espace créé en entrepôt, mais je ne suis pas du type à m'en exclamer. On aime tous se croire indispensable, aussi. Il a paru un peu déçu du côté amorphe de moi-même. Je peine à m'enthousiasmer de nos jours. On a de nouvelles étagères: C'est bien! passons à autre chose. Pas le temps de se complaire.

Il m'a fait la tournée de l'entrepôt comme si c'était mon premier jour de travail. Je ne l'écoutais pas vraiment. Tout me rappelait que, bientôt, dans l'ostie de 450, on sera dans le remue-ménage, les boîtes, la vente de notre propre maison, les investissements poches, la négociation, les rebranchements, le stress, etc. Je peinais à me concentrer. Encore plus quand un autre collègue, chauffeur au service des parcs comme je l'étais anciennement, s'est blessé à la main, me promettant à son rôle pour le reste de la semaine. Donc une semaine de marde. Assurée maintenant que le beau-père arrive jeudi soir et la belle-mère de dimanche à lundi.

Je ne sais trop comment on s'est rendu là dans l'absence de la conversation, j'ai dû lui demander comment s'était déroulé son week-end à lui, il s'est mis à me parler de sa mère à l'hôpital. J'ai écouté poliment, mais ses blagues plus ou moins de bon goût dirigeait mon attention ailleurs. J'écoutais peu. Mal. En sourd.

Quand G.Pawdépowl, notre superviseur d'inventaire, s'est pointé, il était encore plus fier de SON entrepôt. "T'as vu?........C't'écoeurant! on s'en va que'que part, Jones!"

Maybe,but you still suck  m'est passé par l'esprit. G.Pawdepowl a été sommé au bureau de notre nouveau directeur de prod, et on lui a demandé de cesser de tenter de nous diriger, nous, les deux gars de l'entrepôt. Ça lui a brisé le coeur, je crois même qu'il en a pleuré, mais il continue de se comporter comme notre patron, ce qu'il n'est pas. Quand il parle, on devient sourd sans trop le remarquer tout de suite.

Il m'a parlé de toute sorte de choses, et sans trop comprendre comment on s'y était rendu non plus, il me faisait des analogies avec Star Wars sur ce qui se passe à l'entrepôt. G.Pawdépowl est un geek de Star Wars. Je ne sais pas qui est Mace Windu.

Mon égal en entrepôt m'a demandé une anecdote de notre voyage puisque j'en disais peu. Je lui ai conté qu'au voyage à l'aller, tout juste devant moi, dans l'avion, il y avait le co-auteur des Beaux-Malaises, des Bougons et de plusieurs Bye-Bye entre autres choses. Il ne savait pas, il est anglo, n'écoute pas la télé en français. Je lui ai raconté qu'il s'est évanoui suite à une chute de pression, dans son siège d'avion, mais qu'avant qu'on comprenne, et que quelqu'un réponde à "y a-t-il un médecin dans l'avion?" (Y en avait 3 et une infirmière),  on l'a tous cru mort, sa blonde surtout qui hurlait et le voyait aussi blanc que nous.

J'suis pas mort, christ.

Nous savons de quoi aura l'air François Avard, mort.

On a tous eu très peur jusqu'à ce qu'il se ranime.

Ce n'était pas drôle, mais c'était une anecdote. Ça ne réclamait pas de réaction mais pas d'absence de réaction non plus. Il a semblé cesser de m'écouter quand j'ai dis la parenthèse. Que 3 médecins et une infirmière à bord avaient répondu à l'appel à l'aide.

Il semblait alors me juger et me placer parmi les gens qui fréquentent les milieux aisés et bourgeois. Lui, le fils d'Irlandais qui coupait la patate familiale dans la cuillère à soupe pour faire souper la tablée de 6. J'ai failli lui dire que j'ai 2 jobs pour joindre les deux bouts et un trou là où il devrait y avoir une dent depuis décembre parce que je ne veux pas payer les frais d'urgence (75$) chez le dentiste.

La radio jouait son quota canadien et mon collègue en massacrait les mots en les chantant.

"We aaaaaaaaaaaaaaaaaaalll Champion!"

"La chanson s'appelle Silver, c'est Silver qu'il scande" que je lui ai dit, gentiment. Parce que ce n'était pas la première fois qu'il se trompait dans ce même morceau, près de moi. Il a levé le sourcil au verbe "scande" et a continué à murmurer l'air de Moist.

Nous étions trois liaisons difficiles entre trois îles bien éloignées.

En attendant les clés d'un camion, au garage, avec G.Pawdépowl cette fois, à qui j'avais aussi raconté la chute de pression dans l'avion et la naissance de la panique commune, et qui lui, avait choisi de se tapir dans l'envie (il est maladivement jaloux) me faisant rencontrer autant de peu de succès avec mon anecdote, celui-ci s'est en revanche montré très impressionné par...par...par je ne sais pas quoi sur un autre camion dehors.

"T'as vu?"
"Ouais..."
J'ai menti. Je ne voyais pas.
"C'est tellement hoooooooot!"
Je ne savais absolument pas de quoi il discutait.
Sourd et aveugle.
On a même marché jusqu'au camion, j'ai synchronisé mes mouvement sur les siens tellement je ne savais pas ce qui l'excitait tant. J'ai penché la tête où il penchait la sienne.

"C'est vraiment. vraiment coooooool!"
"Oui... vraiment. "
Qu'est-ce que je ne savais pas ce qui nous extasiais! Je ne voulais tout simplement pas lui demander c'était quoi, les mécaniques, autres qu'humaines ou sociales, m'ennuient tant. J'aurais été encore sourd à ses excitations.

"We aaaaaaaaaaaaaaaaaaaaalll tender!" mon autre collègue, au retour à l'entrepôt, avait encore la chanson de Moist en tête. Encore les mauvais mots.

En travaillant sur la cage à propane qu'on veut convertir en autre chose, je ruminais nos indifférences communes et ça me ramenait à avant-hier, hier et aujourd'hui. Et demain. Je suis en compagnie de mon beau-père depuis . On fignole des affaires sur la maison qu'on voudra vendre. On il bricole. On fait des affaires qui me torturent de bien des manières. Mais pas autant que les conversations sur la maison achetée. Que je n'arrive pas à aimer. Ni même désirer. C'est dur à communiquer à un beau-père qui me croit heureux d'un nouvel achat. La belle-mère, sera pour sa part en visite demain jusqu'à lundi.

Elle me demandera aussi mon avis sur la nouvelle maison et la vie qui nous y attends.

J'ai le feeling que je serai assez sourd à leurs "Félicitations pour votre nouvelle maison!"

Impossible d'être imposteur partout.
Il faudra que je leur dise que:

"Je" aura été,
sera un autre,
mais pour l'instant, n'est plus.

J'écouterais Beethoven pour me changer les idées.
Un fameux sourd.
Mais je bricole.
Cybole.