lundi 11 mai 2020

Seulement Si Obligé

Je ne répéterai pas pour la millième fois que je ne suis pas un homme de maison, mais un homme de condo.

Donc, les tâches à faire sur un terrain, dans une maison, jamais mes priorités.
Toujours celles de quelqu'un d'autre.
Seulement si obligé.

"Faudrait..."
Et comme j'aime l'autre. Parfois j'oblige. Seulement si obligé. Mais c'est forçant. Toujours forçant. Ça m'arrache toujours à un livre, un film, une série, une lecture, des recherches, de la curiosité ailleurs qui me stimule davantage.

"Faudrait enlever la petite touffe d'herbe qui n'a aucun rapport dans le coin, proche de la piscine"

Aaaaaaaaaaaaah la conjugaison du verbe falloir. Ça fait longtemps que je n'y prête plus tellement attention. Surtout chez moi. Mais là, j'y voyais un avantage. C'est moi qui passe la tondeuse. Et effectivement ce petit coin n'a pas rapport. Notre terrain est aujourd'hui plus grand que celui que nous avions pendant 16 ans. Je le sens quand je passe la tondeuse. Mentalement, là où j'aurais eu fini, à la maison d'avant, je décroche dans ma tête, pourtant toujours nourrie de bonne musique pendant la tonte. Je commence à trouver ça long. Et ce petit bout de gazon est effectivement un peu grossier. Inutile. J'ai donc obligé. Mais sur deux jours. Le premier, avec la belle tout près. Elle a fait l'erreur de me dire que si ça ne me tentait plus, de laisser faire et de continuer la suite une autre fois.

Appliquant la logique du "Ça ne m'a jamais vraiment tenté d'emblée" j'ai accepté l'offre et j'ai tout rangé pour le jour suivant.

Une des différences avec la maison d'avant est que, de derrière, nos voisins sont beaucoup plus près. En fait, au printemps, les arbres ne sont pas encore feuillus et on voit trop bien le voisin de derrière et celui de gauche. Je ne les connais pas. Ne tient pas à les connaître. Je ne voulais pas de la maison, je me sentirais inconséquent de vouloir des voisins qu'en dernier recours. Seulement si obligé.  Et depuis le 26 juin dernier, je n'ai croisé ni les gens de droite, ni les gens de gauche. J'ai deviné, de loin, de la voiture, un couple de boomers à droite, avec un chien, (que je n'ai vu qu'une seule fois toutefois) et sur la gauche, j'ai vu deux pré-ados (un gars, une fille, une fois seulement, se dirigeant vers la porte, 2 moments différents, probable garde partagée) et une seule fois un homme, de mon âge, peut-être un peu plus jeune. Tout le monde est très discret autour. Pas souvent dehors. Seulement si obligé. Comme moi. Et la seule fois qu'on a vu le voisin de gauche, c'était il y a 6 jours. il faisait un aller retour vers le BBQ et ma fille a croisé son regard la première, s'obligeant à le saluer. Ce qui nous as obligé, la belle et moi à le saluer aussi, et à lui parler.

En fait, il n'y a que ma blonde qui lui a parlé. J'ai fait la plante de jardin. J'étais fermé. D'autant plus qu'il n'avait pas l'air de vouloir vraiment jaser et indiquait tout son corps vers le BBQ qu'il n'atteignait pas.

La clôture entre chez eux et chez nous s'affaisse sur notre côté. On ne sait pas à qui appartient cette clôture. L'amoureuse lui a demandé. Il ne sait pas non plus. Le cadastre n'a jamais été clair, il semble dire que c'est une servitude de l'Hydro. Elle a demandé si on la changeait si il allait financièrement contribuer. Il a plutôt suggéré une réparation qu'il tenterait de faire afin de remonter tout ça. Pas la réponse que ma blonde attendait. On allait changer, il n'y avait pas d'autres options. Comme ils ont échangé un peu trop de lignes sur du travail de terrain, je sortais naturellement de la conversation. Ça ne me stimulait en rien pour jaser. J'ai donc feint que quelque chose m'appelait dans la maison et je suis rentré.

L'amoureuse restait amère. Elle nous dit prête à payer plus que lui pour la changer si c'est l'argent qui l'arrête. Il veut un peu de temps pour tenter une idée de réparation et ensuite on verra.

Le week-end suivant mon abandon du gazon, j'ai traité un dimanche comme on le devrait et j'ai écouté les 4 derniers épisodes d'une série sur Netflix. Puis, j'ai honoré ma promesse. J'ai entamé le petit lopin de gazon. Me plaçant le téléphone micro vers le haut dans la poche du jean, diffusant une de mes listes de lecture. Des chansons qui avaient pour but d'éloigner les possibles rapprochements entre voisins. Pas super banlieue. Pas familiales. Musique plutôt nichée. Rien de rassembleur. Presque du Devo. Restez loin pendant que je suis mauvais à jouer l'homme de terrain.
"Faudrait..."

"Faudrait voir le voisin, il a commencé quelque chose sur son côté et c'était pas super concluant, je suis curieuse si il s'est fait une tête, j'aimerais ça le croiser" m'a dit l'amoureuse. Croisé une seule fois en 316 jours, et cette unique fois, il y a 6 jours, les chances étaient faibles. La belle est venue errer à quelques reprises autour de moi, pas pour superviser ce que je fais, mais pour tenter de provoquer une rencontre avec le voisin de gauche. Sans succès.

"C'est quoi ce bruit difforme?"
"Ma musique, chérie"

Elle est rentrée laissant tomber un "cou'donc y est vraiment jamais là!"
J'ai presque respecté le voisin de gauche que je ne connaissais pas, et à qui je prêtais maintenant des traits caractériels communs. Il n'a jamais besoin de se montrer à travailler sur son terrain lui non plus.

Je le trouvais même maintenant assurément plus jeune que moi. En le regardant...

...EN LE REGARDANT! Il était là!
Dans le cadre de sa porte patio. J'étais 30 pieds plus loin. On se fixait. Comme deux chats se croisant. Paralysés. On avait la même conversation qu'on avait eu lui et moi 6 jours avant.
On ne se disait rien. Les deux fois il avait des lunettes fumées. Il n'a peut-être pas de yeux, je ne sais pas. Lui, m'a vu deux fois les cheveux longs comme je ne les aurais probablement plus jamais. On se croiserait ailleurs qu'on ne se reconnaîtrait probablement pas.

On a dû rester 12 secondes comme ça, à se regarder, immobiles, en silence.
Deux chats de ruelle.
Aucun ne grognant.
Les deux avec un réflexe de faire marche arrière.

(...)

Seulement si obligés.

Puis, il a feint à son tour d'avoir quelque chose à faire dans sa maison et a retraité à l'intérieur. On se ressemble, je le savais. Je ne sais pas quelle série il suit sur Netflix. Je n'ai pas l'intention de lui en parler.

Seulement si obligé

"Toujours pas vu le voisin?" m'a demandé la belle.

"Hmm...non, pas remarqué..."


Aucun commentaire: