mardi 18 décembre 2018

La Solitude de La Fille au Kiosque

(à C.J.)

C'est à la fois agréable et emmerdant.

Dans cette période des fêtes, on engage dans les commerces, très temporairement, toujours plusieurs jeunes à exploiter employés qui seront souvent un défi. Ils sont jeunes, sans expériences, ne comptent pas en savoir plus sur ce qu'ils font, ne veulent que faire de l'argent, ce qui est l'objectif exact de leur employeur. Auquel ils accordent assez peu de valeur. Des gens qui veulent à la fois être vus, mais pas vus du tout.

Il sont prêts à vous diriger dans les magasins, mais ne peuvent vous conseillez en rien. Puisque sans expérience, Ils n'ont que du temps à tuer.

Si bien que lorsque je me suis rendu à une épicerie qui n'était pas mon épicerie familière, j'ai été surpris de voir qu'ils y tenaient beaucoup plus de variétés de fromages qu'à mon habituel lieu d'achats. Et qui dit "fromage" stimule alors absolument TOUS mes sens.

Je m'étais donc dit que j'y trouverais peut-être ce fromage de chèvres aux canneberges ou encore l'autre aux mangues si mauvais pour la ligne. Mais bon, la première personne à qui j'ai demandé, c'était comme si je lui parlait en sanskrit. La seconde, m'a proposé autre chose, du Oka fumé, toujours très bon, mais rien à voir.
Je suis un véritable passionné des fromages. Il n'existe pas, de mes 46 ans du moins, de fromages qui ne soient pas bon dans mon palais. Je les aime tous! Même les bleus et ceux qui puent. Sur une île déserte, laissez-moi avec du fromage je ne voudrais plus regagner terre.

Donc, quelques jours plus tard, pour la même envie, j'ai été ailleurs. Et là, j'ai croisé bien des regards errants. Des gens seuls, comme on en voit souvent. Offrant de goûter. Proposant ci, proposant ça, mais souvent, plutôt seuls. On les connait tous ceux-là, on les voit accotés à leur kiosque, à la fois voulant créer un contact visuel, à la fois voulant la sainte paix et que cette journée de merde finisse.

Mais celle-là, je la connaissais pour vrai. Deux fois, elle avait croisé mon regard et les deux fois je l'ai trouvé très jolie. Pas l'habituelle personne relativement âgée, qui a très peu travaillé dans sa vie ou que la vie a torturée. Et donc cette vie pockée est accrochée au visage comme un tuyau d'échappement traîne sur une voiture qui se décompose.

Une jeune femme que j'ai d'abord cru plus vieille, mais non, qui avait exactement mon âge puisque j'étais allé à l'école secondaire avec elle. Et qui était de plusieurs de mes classes, et une amie, entre 1988 et 1991.

Par après, on s'était perdus de vue. Elle quittait pour Montréal, moi pour Sherbrooke, son amie à elle, pour le Nouveau-Brunswick où elle y brille toujours.

En 1988, je l'avais vite remarquée. C'était une très jolie femme. Et elle le savait parfois un peu. Elle pêchait de temps à autre par commentaires princiers. Trahissant une bourgeoisie ou un snobisme auquel elle semblait aspirer un jour. Elle était une excellente élève puisque de tous mes cours d'enrichi. De mon cours d'éducation physique aussi, où son maillot de bain noir avait causé bien des émois aux 6 garçons dans le cours de piscine.

Un soir, avec sa meilleure amie, on errait comme le faisaient tous les ados de 16-17 ans sans Xbox ou technologie comme aujourd'hui, dans le sous-sol de chez l'ami Wakaluk, et, en compagnie du larron John B.Sebatian et du futur docteur Brett, on avait joué au strip poker.

Elle était une très mauvaise joueuse, presque volontaire. Très vite, elle se retrouvait en sous-vêtements et les 4 gars sur place avaient tous la testostérone bien active. Rien de déplacé ne s'était produit, sinon plusieurs rires nerveux. Sa meilleure amie, même si personne ne lui avait demandé, ni que le jeu ne l'eût commandé, avait aussi enlevé son top afin de rester en soutien-gorge pendant que madame faisait semblant d'être gênée d'exhiber tant de peau, et tentait d'attirer autant l'attention qu'elle, mais sans réèl succès.
On effleurait le moment #MeToo, mais rien de regrettable ne s'était produit. Sinon un léger froid entre elle, qui avait commandé nettement trop d'attention, et son amie, qui n'y arrivait pas beaucoup lors de leur retour à la maison, ensemble. Beaucoup de rires, nerveux et artificiels.

Elle avait très voulu nous agacer les sens et ça n'avait qu'agité notre testostérone. Sans plus. On la trouvait belle et ça en resterait ainsi. Elle le serait toujours. Cette soirée de strip poker avait été agréable et si inconfortable.

Je la reverrais vers 1993, alors que j'étais commis video de nuit, à Verdun. À la fin d'un jogging nocturne avec son chum, elle terminait sa course au club video pour y prendre un film avec lui. On avait jasé, elle était au coeur de ses études en médecine, ça ne me surprenait pas, elle en avait les notes.

Mais depuis 25 ans, aucune nouvelle.

Elle était là, au kiosque, seule, fuyant mon regard deux fois, probablement gênée de proposer platement du manger dans une épicerie.

J'ai été si surpris et si séduit par ses traits, restés très jolis, que je n'ai pas remarqué tout de suite qu'elle faisait goûter, justement, du fromage.

"Sa..salut...c'est toi qui me conseillera sur les fromages?".
"Hunt! t'as pas changé! Qu'est-ce que tu deviens?"

On s'est fait la bise. J'avais en tête qu'elle ne pouvait pas être devenue médecin ou travailler dans les milieux hospitaliers, pour être au kiosque de fromages, piqués d'un cure-dent, un dimanche. Elle m'a répété:

"Qu'est-ce que tu deviens?" elle devenait très agitée.
"Je suis traducteur pigiste, anglais-français, français-anglais, les deux directions, je travaille aussi dans l'entrepôt d'une compagnie de recyclage. Tu n'as pas changé toi non plus, comment vas-tu?"

J'ai évité de lui relancer la même question, pensant la mettre dans l'embarras.
À la fois agréable, et emmerdant, on ne s'en sors pas. Son rôle l'obligeait.

"Bien, bien...t'habites toujours Montréal? heille...ça fait tellement longtemps!"
Bon sang qu'elle semblait nerveuse. La fierté, toute en décroissance.

"Je ne m'attendais pas à te voir ici" ai-je dit, donnant naissance à un peu d'eau dans ses deux (si beaux) yeux.

"Des fois, la vie te donnes des vilains coups" a-t-elle dit, souriante, mais aussi sur le point d'échapper une larme ou deux.

"Oui, mais la vie reste un charme quand on t'y croise" ai-je dit, ne sachant trop ce que je faisais. Et la faisant rougir. Elle a ravalé ses larmes. Ça aura au moins servi à ça.

On a un peu revisité 1988, 1989, 1990, nos soirées à l'aquarium, puis cette soirée vidéo à Verdun.
N.D. , , John B.Sebastian, Wakaluk, Docteur Brett. On a parlé de nos enfants des leurs, de leurs vies. Pour éviter de traiter de la sienne. On a pas parlé de la soirée de strip poker.

Peut-être nous avait-elle menti à l'époque sur ses études en médecine.
Maintenant que j'y pense, elle était assez championne de la menterie molle. Et peu utile.

Elle était encore belle, mais de toute évidence poquée de l'intérieur.
Je lui ai laissé mes coordonnées. Pour n'importe quoi.

Elle n'avait vraiment pas changé. Toujours aussi jolie, comme ce soir de poker où elle s'était vite déshabillée.

Elle nous offrait encore à goûter.

C'était à la fois agréable et si inconfortable.

Aucun commentaire: