mardi 13 août 2013

Le Beau au Môtel Dormant

Méla avait réservé une chambre de Môtel le long de la route pour que le couple se retrouve enfin.

Il y avait si longtemps qu'elle n'avait pas eu cette impression de s'échapper avec son beau Fred comme Sailor & Lula, comme deux repris de justice en cavale. Au Môtel comme quand ils avaient 16 ans.

Fred travaillait comme un damné dans l'entrepôt de la Compagnie Ca$h et il avait vraiment fallu négocier fort afin d'avoir ce week-end de congé à eux seuls. Bien que physiquement sur place, Fred avait la tête ailleurs. Il n'arrivait pas à relaxer et savait que dès lundi, ce serait l'horreur dans l'entrepôt. Ils avaient fait l'amour trois fois et Fred était maintenant crevé. Il ne pensait qu'à dormir.

"Parle-moi, Fred"

"...Hein? t'as pas envie de dormir, Méla?"

"Non, j'ai fait un drôle de rêve la nuit dernière"

Fred restait silencieux, en apnée entre le besoin de s'endormir et l'évidente envie de Méla de lui raconter ce rêve qui le forçait à se tenir éveillé un peu. Méla n'attendit pas de réaction de sa part et se lança:

"C'est étrange, on était dans un genre de cocktail futuriste mais rétro en même temps. On ne connaissait personne et on était vraiment trop jeunes pour l'endroit. Déplacés en tout cas. On avait pas d'affaire là et on le savait. On angoissait sur le sujet..."

"...tu fais de la métaphore générationnelle dans tes rêves, Méla..."

"...un couple plus âgé que nous, fin quarantaine, je dirais, nous avait invité à faire du bateau avec eux. Mais une fois à la marina, leur bateau était minuscule et n'avait qu'un seul siège pour un seul de nous deux. Je commençais à flairer un piège sexuel. Lui était beau et voulait peut-être me substituer à sa femme ou elle, la femme, allait peut-être te prendre comme passager pour flirter avec toi au large..."

"...et puis?..."

"Et puis plus rien, je me suis réveillée"

"Bon, maintenant dormons." dit Fred en se fermant les yeux.

"J'aurais donc envie que tu aies aussi envie de parler"

"Je suis crevé, Méla..."

Elle le leva afin de le placer assis sur le lit.

"Quoi? qu'est-ce que tu me veux?"

"Dis-moi ce que t'aimes et ce que t'aimes pas, Fred"

"J'aime me reposer et là, en ce moment, je dormirais, vraiment" dit-il avant de replonger son corps vers l'arrière.

"Bon, et bien moi je vais t'en dire davantage d'abord. J'aime les bons plats, la viande, les oeufs au déjeuner, les choses simples autour de la table. J'aime les livres d'Ana Gavalda et de Rafaelle Germain, certains magazines aussi, mais pas tous. J'aime les voyages en train, en voiture, en bateau, c'est peut-être pour ça que j'ai rêvé de bateau. J'aime prendre l'avion aussi. J'aime le jazz seulement quand on est en avion et qu'on place nos écouteurs sur la fréquence de jazz. On dirait que la musique que je n'aime pas d'habitude devient meilleure en apesanteur. En avion, il y a comme un moment de parfaite impossibilité de contrôler quoi que ce soit. On est forcés de se dire que peu importe ce qui arrivera, tout ira bien. J'aime me coucher tard et me lever tard le lendemain matin, mais ça n'arrive plus avec nos travails respectifs. Demain matin on pourrait dormir longtemps..."

Fred dormait déjà. Méla tentait de ne pas entendre sa respiration plus lourde et profonde. Ça la rendait inconfortable. Elle était là à lui ouvrir une partie de ses envies et lui, il roupillait sur ses propos.

Elle entendit un rire provenant de la chambre voisine. Comme si ceux-ci pouvait voir ce qui se passait dans leur chambre et se riaient de la scène. Méla était jalouse de ce beau rire de femme épanouie. Méla ne se sentait pas épanouie. Elle entendit ensuite la salle de bain s'activer dans la chambre voisine. Peut-être que ces deux-là venaient tout juste de faire l'amour. Elle l'avait fait trois fois avec Fred le même jour mais ne s'était pas sentie complètement ravie. Comme trop souvent, Fred était à moitié investi dans ses rapprochements avec elle. Ça l'irritait profondément.

En regardant longuement sa bague de fiançailles à elle sur la table de nuit, elle se rappela que Fred ne portait lui, aucune alliance. Elle lui en avait pourtant donné une elle aussi. Ça aussi ça l'irritait grandement. Elle tenta de dormir en se plaçant d'abord sur le côté, puis sur le dos et enfin sur le ventre. Puis elle se plaça au-dessus du corps assoupi de Fred. Les doigts fortement ancrés dans les draps de chaque côté du beau garçon qui dormait. Tendue comme une barre de métal, elle avait soudainement très peur. De grands frissons le long de sa colonne vertébrale. Inexplicable, inexpliqué. La lumière était-elle fermée dans la chambre? Il faisait si noir. Si noir.

Elle entendit une voix d'enfant dans le corridor du Môtel. Un enfant si tard dans la nuit? elle avait les mains moites, elle tremblait. Des larmes lui coulaient sans efforts des yeux. Elle glissa sa main sous son sein gauche et remarqua que son coeur battait anormalement vite.

Elle se leva, se lava les mains et brossa ses dents. Elle s'habilla en tailleur, comme si elle allait travailler. Elle s'assit sur une chaise face au lit.

Une ligne dans sa tête: "You can check out anytime you like, but you can never leave". Inexplicable, encore.

Elle regarda Fred dont le corps inerte et sans vie gisait sur le lit. La tête étouffée sous deux oreillers.

Méla s'effondra sur sa chaise.
Le soleil se lèverait une dernière fois pour elle de la fenêtre d'un Môtel.

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