samedi 23 avril 2016

BB & JLG, Piccoli & Capri

"Ce que je me rappelle du tournage du Mépris c'est que je me disais constamment que je ne savais pas ce que c'était que le mépris. Encore aujourd'hui, je ne sais pas plus."
-Jean-Luc Godard 2009

Le film de 1963 raconte l'histoire d'un film qui s'organise pendant qu'un mariage se désintégrait.

À Rome, l'écrivain de théâtre Paul Javal, interprété par Michel Piccoli, est engagé comme scénariste pour réécrire un scénario, une adaptation de L'Odyssée d'Homère. Brigitte Bardot incarne la femme de Javal, Camille, une ancienne dactylographiste. Le producteur John Prokosh est incarné par Jack Palance et ne parle qu'anglais puisqu'Étatsunien. Fritz Lang incarne son propre rôle comme réalisateur d'un film dont Porkosh n'est pas satisfait. Voilà pourquoi il engage Javal pour le réécrire. Mieux. Jean-Luc Godard s'est donné le rôle de l'assistant réalisateur.

Prokosh est très attiré par la femme de Javal, Bardot, et il flirte ouvertement avec elle. Camille se convint que Javal pousse sa propre femme dans les bras du producteur Hollywoodien et commence à mépriser profondément son mari. Camille quitte Capri avec Prokosh qui, surexcité, sabotera le moment.

Godard, en 1963, a vu Méditerranée de Jean-Daniel Pollet & Volker Schlöndorff. Il s'en inspirera non seulement pour les travelings, mais aussi pour les plans de statues, le lieu de tournage et la musique. Un chef d'oeuvre sonore de George Delerue dans Le Mépris.

C'était le premier film en couleurs de Godard, le premier en cinémascope, la première co-production avec les États-Unis, le premier film a lourd budget. Avec Bardot, sensationnellement populaire, qui arrive avec son plus récent amoureux, Sami Frey. L'Italie et ses papparazzis affluent autour de Bardot. Ça puera au nez de JLG toute cette attention vouée à son actrice. Il aime avoir la totale attention de ses vedettes féminines. Il en a épousé une: Anna Karina. Et le couple est en conflit. Godard n'aime pas grand chose du tournage de ce film. Voilà pourquoi il prétend se souvenir de peu. Il voudra Bardot en brune pour briser l'objet de fascination perverse qu'elle est devenue, mais se ravisera quand il jugera que c'est ce qu'elle doit être aux yeux de Prokosh.
Il communique très peu avec Palance et ne lui donne que des indications physiques. Palance ne cesse d'appeler son agent à Hollywood pour lui demander de quitter le tournage. JLG trouve Piccoli peu sûr de lui, intimidé, fragile. Ça aidera son personnage, mais ça agace JLG. Le seul avec lequel la connection sera parfaite sera Fritz Lang, qu'il vénère et associe aux Dieux dans son film. Toutefois, Lang, dont la santé est fragile à son âge (73 ans), fait couper son rôle de moitié. Le soleil le fatigue.

Quand Godard remet le montage final aux prodcuteurs Carlo Ponti et Joseph E. Levine, ceux-ci sont estomaqués. Godard a l'une des stars les plus charnelles de la planète sous la main et il ne la suggère nue que de loin? On exige de nouvelles scènes avec l'indication précise que l'on veut voir le cul de Bardot. Godard fulmine, Il ne filmera que le cul de Bardot. Avec goût. Mais mauvaise foi. "Ne se sont-ils jamais donné la peine de voir un foutu de mes films?" rage-t-il. "Y verraient-ils du cul?".

La photographie de Raoul Coutard est un bijou. Non seulement le soleil y est partout dans cette histoire d'ombres, mais les couleurs sont franches, voire baroques. Les bleus sont francs, les rouges vifs, le jaune lumineux et fatals, l'orange clair, le vert froid.

"Un film doit avoir un début, un milieu et une fin" dit Godard.
"mais pas nécessairement dans cet ordre" continue-t-il.

Son film est construit toutefois dans l'ordre:
Le début se déroule dans les décors des studios de Cinecitta, lieux de tournage des héros de Godard: les réalisateurs du néo-réalisme italien, dont Roberto Rossellini auquel il rend certainement hommage avec quelques clins d'oeil à Voyage en Italie, clins d'oeil visuels, géographiques et narratifs.

Le milieu offre une intimité presqu'indiscrète avec Piccoli et Bardot dans des échanges inégaux où, comme toujours avec JLG, la femme est fragile, capricieuse, émotivement instable, toujours à un pas de la vanité totale. Javal veut donner de la liberté à Camille, elle le prend comme un sacrifice, un abandon, un permis de tricher, une geste anti-mâle. Les deux protagonistes s'aiment puis ne s'aiment plus. Godard fragilise le couple. Il donne à Piccoli le tempérament de celui qui veut se faire confirmer le cauchemar plutôt que de réparer les dégâts. Les traces sont dans le court-métrage d'anticipation de Godard, tourné un an avant. La température des eaux amoureuses change. Les malentendus pleuvent. Les deux bêtes circulent l'une autour de l'autre, léchant leurs blessures. Ils prétendent s'aimer, mais se dirigent vers plus hostile encore. Dans le livre d'Alberto Moravia duquel tout ça est adapté, c'est plus précis. Javal a trompé sa femme, elle l'a surpris et ne lui pardonnera pas. On esquisse à peine ceci dans le film avec un Javal qui flirte avec une maturité toute mâle des années 60.

La fin déplace tout le monde dans un magnifique décor ensoleillé de Capri, sur le plateau de tournage de Lang, dans ce qui semble être un temple Maya dessiné par un Le Corbusier inspiré*. On semble toujours au bord d'un ravin qui précipitera tout le monde à la mer. Une mer qui sera la liberté pour les uns, la noyade pour les autres. Le couple Javal/Camille se scinde. Le producteur part avec la belle. Le producteur, la bête, bouffe la belle.

La réalité et la métaphore cohabitent dans Le Mépris, ce qui en fait un formidable film. L'histoire d'Homère filmée par Lang est celle de Paul et Camille.  Lang est une emblème vivante dans ce film. Voilà un homme qui a tourné avec Dietrich et qui a fui l'Allemagne quand Goebbels lui a demandé d'être le cinéaste d'Hitler.
"L'oeil des Dieux a été remplacé par celui du cinéma" dit Fritz Lang/Jean-Luc Godard. Toutes les lignes de Lang sont de Godard, pas de Moravia. C'est JLG qui parle au travers de son idole. Et nos Dieux, 53 ans plus loin sont bel et bien sur écran. Petits ou grands.

Le Mépris est aussi un film sur le langage, qui, pour un traducteur comme moi, fascine. Francesca, jouée par la jolie Georgia Moll, est un personnage précurseur de l'économie globale actuelle. Elle y parle français, allemand, anglais et italien. Godard, rusé renard. avait utilisé la stratégie de l'interprète afin de s'assurer que les producteurs et les distributeurs ne choisissent pas de doubler son oeuvre. "Des producteurs, je pourrais vivre sans" clame Fritz Lang dans la seule séquence de nuit. C'est bien sur Godard qui parle.

Godard est l'un des premiers réalisateurs à fournir l'effort de digérer le cinéma d'avant pour en faire du cinéma en soi. C'était tout le charme de la nouvelle vague française. C'est aussi ce qui fera le charme beaucoup plus tard de la bande à Scorcese, Spielberg, Copolla, Allen, Lucas et DePalma,

Le Mépris est un splendide déploiement par A + B, d'abord sous la main du brillant Moravia en livre, puis sous la direction du fameux JLG devant la caméra, que tenter d'altérer la vision de l'autre sur soi-même est presque toujours une bataille dans les sables mouvants où tout le monde s'y noient.

Godard prenait le parti pris du personnage de B.B. Raoul Coutard, le directeur photo, dira que JLG paraissait seul et triste sur le tournage, et que Le Mépris était en quelque sorte sa lettre d'amour à Anna Karina.

J'ai dû voir le film 5 fois et savoure encore le chef d'oeuvre chaque fois.

J'ai revisité Le Mépris quand l'affiche du 69ème Festival de Cannes, une beauté signée Hervé Chigioni, rendant hommage au film de JLG, m'y a fait penser.

Le prochain Festival de Films de Cannes se tiendra du 11 au 22 mai.

*En réalité, décor dessiné par un écrivain italien inspiré: Curzio Malaparte

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