Télépathie

Ma conjointe et moi aurons 31 ans d'amour commun, l'un pour l'autre, en décembre prochain. Je suis un éternel amoureux des regards. Dans lesquels on peut lire tant de choses. Dans lesquels s'éteignent aussi des tonnes d'autres. Tous les gens qui m'intéressent vivement ont d'abord un regard que je trouve intelligent et qui me charme. Ça commence toujours par là, pour moi. Dans Occupation Double, ça élimine 11 candidates sur 12, en général. Parfois toutes.

Le regard de ma conjointe m'est important. Au sens propre comme au sens figuré. On se doit d'avoir les mêmes vues sur certains sujets. Mais faisons des compromis sur d'autres. Quand on écoute de la musique ou visionne un film, on est dans deux équipes différentes. 

Ce qu'on a presque réussi, mais ce n'est pas encore parfait non plus, c'est de se communiquer des choses simplement par le regard. Et en forçant très fort pour que l'autre comprenne de manière télépathique ce que l'autre veut communiquer. Des nuits sensationnelles ensemble ont débuté sans mots, simplement par des regards. Qui disaient tout. Qui ont mené aux gestes. Parfois, et de manière encore plus séduisante, on flirte des yeux dans des soirées en public ou entre amis pour se faire comprendre que cette nuit, ce sera cushy-cushy, au lit. Ou ailleurs... 

Rien n'est moins spontané que de dire à l'autre platement "faisons l'amour, veux-tu bien ?". On se le fait comprendre des yeux.

On devient, après plus de 30 ans, télépathique l'un pour l'autre. Assez novices en télépathie, mais étonnant de flair quand même. 

Toutefois, le week-end dernier, et c'est absolument le cas de le dire, on a merdé.

On était chez Solange et Rachel, deux amies homosexuelles et en compagnie d'un autre couple d'amis, Kyle et Sheila. On s'est fait une bonne bouffe, on a bien bu, on a ri, on a disserté sur Israël et on a refait le monde comme si on avait encore 17 ans. On se connait tous depuis cet âge. Ma conjointe, qui a toujours froid, était emmitouflée dans une couverte dans un papasan. Tasse "digestive" en main. Elle me dévisageait. Ça passait inaperçu puisque Sol jasait avec passion et rage des réactions occidentales en faveur d'Israël et Kyle essayait de faire l'avocat du diable. Il y avait animation dans les dialogues.

De son regard, sa télépathie projetée, je comprenais "Je suis un peu tannée, on pourrait changer de sujet, je ne suis pas sur de bien connaitre". Mais elle me disait plutôt "Cette tisane me donne envie de chier, je ne veux pas faire ça chez Rachel". Elle insistait des yeux pendant que Kyle et Solange ne s'accordaient pas sur Israël. Comme je ne comprenais pas et que je suis 100% bilingue, elle m'a donc redis, la même chose des yeux, mais surtout par télépathie, et en anglais. Elle m'a fait de la télépathie, en anglais, oui. 

"I need so much to poop"

Notre télépathie n'est pas parfaite, je vous dis. Moi j'ai compris "It's way too much, her boobs". Rachel s'était effectivement fait refaire les seins et là, franchement, je ne me voyais pas fixer ses seins alors qu'elle ne participait pas à la conversation, devant moi, et me regardait justement. On s'est souri. Ce qui m'a donné l'impression qu'elle entendait la même télépathie que moi. J'étais, en revanche, d'accord avec ma blonde. J'avais quand même remarqué plus tôt dans la soirée. Ses seins c'était trop, j'avais alors pensé. Mais Rachel m'a encore regardé et a croisé ses bras sur sa poitrine comme pour les cacher. A ensuite pris un magazine qu'elle a déployé devant elle. J'ai eu peur. Entendait-elle ce que je pensais, elle aussi ?

Puis, alors que la tension montait entre Kyle et Solange et que l'escalade menaçait d'exploser, une bombe.

Une vraie. Un coup de clairon. Une explosion anale. Une trompette désaccordée. Un gaz putréfactoire. Un pet. Canonique.

Royal.

De ma blonde.

Si imposant dans les sons du moment que le silence s'est imposé quelques instants paralysant le flot des mots et testant la crédulité commune, jusqu'à ce que Sheila se décompose dans un rire nerveux qui ne voulait absolument plus cesser. 

Ma blonde a rougi, on a fait la chose adulte, on a choisi de déguerpir en courant vers la voiture.

Notre télépathie n'est pas au point. À retravailler.