Robert Nash-du Kanada était à table avec nous et sur la grande télé de la salle de pause, il y avait un match de l'Euro de soccer entre la Suède et l'Irlande.
"Dans la foule, la moitié du public est saoûle et l'autre moitié c'est juste des belles blondes" a-t-il dit, lourd de préjugés et à la frontière du racisme. Dans l'entrepôt les commentaires ne dépassent pas souvent le niveau de la conversation de vestiaire sportif. J'y reconnais parfois ceux qui suivrait un Donald Trump de chez nous. Mais dans ceux qui laissent tomber des commentaires, "Bob", ne se trouvaient jamais parmi ceux-ci.
Bob travaille pour l'entrepôt depuis quelques 12 ans. À l'embauche, on lui avait promis de l'avancement rapide et une possible mobilité inter entrepôt. Rye & Dye a aussi un entrepôt en Ontario et à Vancouver et deux autres aux États-Unis. Ça n'est jamais arrivé. Bob est resté au même poste ou presque depuis 12 ans. Travaillant principalement au compacteur à carton, après avoir travaillé beaucoup à la réception de la marchandise.
Il fait son boulot sans jamais dire un mot. Il prend ses pauses sans jamais imposer de discours et souvent, seul. Il ne vous regarde jamais dans les yeux, comme si il allait surprendre un miroir dont il aurait en horreur le reflet.
Il est le type de soldat discret, efficace, et particulièrement sans humour. Un boulon sur une grosse machine.
Voilà pourquoi il était très étonnant de le voir passer un commentaire du genre en regardant le match de soccer. Le tout est passé plus ou moins inaperçu pour les autres car tout le monde parlait, mais je n'ai rien manqué de ce qu'il a dit. Et n'y ai plus pensé lors de mon retour au travail.
Puis, en travaillant dans la section des compound gym, j'y ai croisé Celeste. Celle-ci est l'une des plus charmantes jeunes filles de l'entrepôt. Sans tenter de se montrer tout le temps à son avantage, elle est naturellement très féminine et gracieuse dans ses mouvements. Elle a aussi l'avantage d'avoir des courbes envieuses, propre à la jeune vingtaine, groupe d'âge auquel elle semble appartenir. Quand elle travaille dans votre secteur, vous vous surprenez à devenir légèrement plus superficiel et conscient de tout ce que vous faites.
Malgré son prénom ancestral qui est davantage un adjectif de grand-maman qu'un joli son à murmurer dans une oreille par une nuit d'amour intense, elle a une fraîcheur qui nous rend tous un peu plus jeune.
Bob devait aussi travailler près d'elle et nous étions trois dans un espace relativement contigu. Bob et Celeste avaient tous deux de gros chariots qui prenaient beaucoup de place. Si bien que je me suis retrouvé isolé derrière leur deux accessoires. Je ne les voyais plus, tout ça était sécuritaire, mais je les entendais. Bob lui dit:
"J'espère que je ne suis pas trop dans tes jambes, Celeste"
"Nonon, je vais m'arranger" a-t-elle répondu.
Un ange est passé avec une enclume sur le dos et un condom au poing. Bob a laissé tomber sa grenade.
"Moi je m'arrangerais aussi dans tes jambes, Celeste"
J'en ai échappé une bouteille de Gin sur mes souliers. Ça a détourné l'attention et créé une certaine confusion qui m'a fait manqué la suite. Je n'ai pas vu ni entendu la réaction de Celeste, mais je l'ai imaginée outrée. Je ne revenais tout simplement pas de ce que Bob, le soldat discret d'une quarantaine d'années, venait de dire à Celeste, jeune beauté de 20 ans. Je ne sais pas comment elle a réagi car j'étais non seulement caché derrière les accessoires (chose que Bob avait peut-être oublié) mais je m'occupais aussi de la bouteille de Gin que je venais de sauver de mon pied et qui roulait au sol, menaçant de se fracasser contre le mur.
Ce n'était pas du harcèlement en soi, mais c'était du sérieux inconfort. Je ne sais même pas si Céleste avait déjà remarqué Bob où que ce soit dans l'entrepôt et le voilà qu'il se présentait en s'offrant de plonger dans ses jambes. Malaise.
Celeste et Bob ont vite disparu dans des directions opposées. J'ai navigué avec tout ça en silence. La journée a continué son bonhomme de chemin. puis est venu la seconde pause.
Bob s'est assis en plein milieu de notre cercle habituel, tout juste en face de moi. Habituellement, il se mêle peu comme je l'ai déjà mentionné, mais voilà, quelque chose avait changé chez lui. Je m'assois toujours face à la télé pour être en mesure de la voir sans avoir à me tourner. Mais cette fois, c'est Bob dont je ne manquais rien du visage. Il passait de commentaires sur à peu près tout. Disait souvent des choses déplacées. Hors propos. Faisaient des blagues presque blessantes qui ne suscitaient aucun rire. Il parlait beaucoup, mais sans réellement parler à quelqu'un en particulier. On a tous cru qu'il était en boisson. Nous travaillons dans l'alcool et malheureusement, c'est fréquent de renvoyer chez eux un employé intoxiqué à la source de ce que l'on manipule.
Mais il était très à jeun. Puis, après avoir lancé une autre phrase qui semblait vouloir régler un compte avec la direction de Rye & Dye (sans que celle-ci ne soit à notre table), j'ai compris.
Le sourire satisfait qui est né sur le coin de ses lèvres a jeté une lumière sur ce qui se passait dans sa tête.
Bob allait quitter l'entrepôt. Et un peu comme un élève de secondaire 5, sans trop d'amis pendant 5 ans, aurait fait un live stream sur le net pour se gagner une popularité qu'il n'avait jamais eu avant, Bob avait choisi de libérer tout ce qui le gardait tranquille depuis 12 ans, peu importe les conséquences.
Et il le faisait assez connement. On ne quitte pas un employeur dans le chaos, le tumulte, la controverse ou le fracas, On ne laisse pas traîner une poudre de haine à sa suite.
Pendant les jours qui ont suivi, j'ai étudié ses faits et gestes. C'était très clair. Un fil s'était brisé et c'était celui qui le liait à Rye & Dye.
Moi aussi, je quitterai en juillet. On m'a refusé des vacances déjà bookées début août et je me dois de changer de rythme de vie. Retomber sur le sens du monde. Je ne sais trop dans quel vide je me tirerai, mais je tirersai ma révérence, en l'annonçant autour du 12 juillet.
Mais je ne le ferai pas aussi stupidement. Bob me sert de calque à ne pas reproduire.
En terminant de travailler à l'entrepôt un jour en même temps que lui et marchant au même rythme vers nos voitures je lui ai demandé:
"Où Bob?"
"Quoi?"
"Où t'en vas tu travailler?"
"M'en vas chez nous, christ!"
"Tu ne quittera pas l'entrepôt pour travailler ailleurs?"
Il a arrêté de marcher et m'a fixé droit dans les yeux, stupéfait. Ça m'a forcé à m'arrêter aussi. Deux personnes qui nous regarderaient de loin auraient pu croire qu'on souhaitait se battre.
"Comment tu sais, Jones?"
Jamais il ne m'avait appelé Jones, toujours Hunt.
J'ai souri.
"Je lis dans les étoiles, où iras-tu?"
"Canadian Tire, mais comment tu sais ça, toi, christ?"
Je ne lui ai jamais dit que j'avais un sixième sens.
Ni que moi aussi je m'apprête à quitter le navire.
Sans trop savoir où j'irai.
Ce qui est aussi quitter connement.
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