jeudi 26 mars 2015

Griffintown de Nuit

(les propos ont été tenus en anglais samedi dernier, mais pour le bien du rendu, je les retranscrirai dans la langue de Molière)

Avec de bons amis, samedi dernier nous allions souper à Griffintown. Voilà des choses que nous ne faisons plus assez souvent avec le temps. À quelques semaines de partir en vacances, nous sommes tout ce qu'il y a de plus crevés. Les ados inclus. Nous essayons de faire en 14 jours en 7. On a la tête dans le cul comme disent les zoulous.

Griffintown, ancien quartier ouvrier à forte allégeance irlandaise a beaucoup été retapé depuis quelques années. On y bâtit de très jolis condos. On sent que le quartier, anciennement peut-être un peu paumé, à quelques jets de pierre du Centre-Ville de Montréal, se prépare à être l'endroit le plus cool au monde. Vraiment. je me suis pris à rêver y habiter dans une quinzaine d'années, quand les enfants auront quitté la maison.

En stationnant la voiture coin William Street et Murray, nous avions un petit bout de chemin à marcher avant de nous rendre au resto. L'amoureuse m'a fait remarquer qu'elle avait oublié sa sacoche dans la voiture, j'ai donc dû rebrousser chemin, elle se rendrait au resto afin de ne pas inquiéter nos deux couples d'amis.

Il était tard. Et malgré une nuit de hockey en ville, un samedi, les rues étaient désertes. Bien qu'il faisait fantastiquement froid, j'ai senti, approchant de la voiture, plus froid encore. glacial bourrasque qui m'a fait entrer ma tête dans mon col. Comme un monsieur pas de cou.

Le vent froid sifflait comme un poumon qui se serait dégonflé. Finalement ce n'était pas le vent, c'était une respiration.

Tout juste à mes côtés, une silhouette, de femme. J'en ai fait un saut, je ne l'avais pas vue venir.

"Vous avez vu ma tête?"

"Pardon?" La voix était sourde et comme elle s'était adressée à moi en anglais, mon cerveau frigorifié a pris deux grosses secondes pour dégeler.

"Mathet..."

"euh...non...je n'ai vu personne, je ne vous avais même pas vue, vous, avant que vous ne me parliez"

"Je dois retrouver ma tête..."

Je n'étais pas certain d'avoir bien entendu. elle se tenait dans une partie sombre et je ne pouvais la distinguer clairement. Mais en tentant de lui voir le visage, j'ai pu voir...que cette femme ne semblait pas avoir de tête !!!! Mais si elle s'adressait à moi, ça ne pouvait pas faire de sens.

"madame?..." j'ai dit malgré moi.

"Mary" précisa-t-elle.

"Mary...est-ce que...est-ce que tout va bien?"

"Non, j'ai besoin de ma tête"

"Qu..quoi?" il faisait très froid et le vent était tout simplement cruel. Cette femme dont la voix lui donnait peut-être 65 ans, n'avait probablement que la tête entrée dans ses épaules comme moi afin de se protéger de ce faux printemps.

"Susan m'a décapitée à coup de hache il y a 136 ans, jalouse parce que malgré le double de son âge, j'étais plus populaire auprès des hommes qu'elle..."

J'étais paralysé.

"Susan Kennedy aurait dû être pendue, la salope. Moi je suis là à errer afin de retrouver ma tête..."

"Mais...mais qui êtes vous?" j'ai demandé, encore une fois sans pleinement réaliser que des mots sortaient de ma bouche.

"Mary Gallagher, et vous vous êtes de racine irlandaise, je le sens. c'est le type de privilèges que l'on a dans l'au-delà, voilà pourquoi je vous accorde ma confiance..."

"Vous n'êtes pas dans l'au-delà, vous êtes à Griffintown" que ma voix a échappé de ma gorge. Je devenais un peu agité.

"Bon...je ne vous emmerde plus.,. je dois retrouver ma tête, je reviendrai" dit-elle.

Je tremblais. De froid ou de peur, je ne sais pas. Peut-être des deux. Il ne ventait plus mais j'étais encore paralysé sur place. À deux pieds de la voiture. L'amoureuse m'a texté:

"Qu'est-ce que tu fais, manque plus que toi?"

J'ai pris une grosse minute avant de la lire et de lui répondre. J'ai d'abord vérifié si Mary Gallagher était encore là. Elle était partie. Je ne l'avais jamais lâchée des yeux et pourtant elle avait disparu. Et je ne l'avais pas vu "disparaître" non plus. Est-ce que j'avais la berlue?

"J'arrive, je suis désorienté" que j'ai fini par lui texter,

Au resto, j'étais un peu secoué. Je n'ai rien laissé paraître, plaçant ma tranquillité sur le compte d'une fatigue non feinte de toute manière. Ma savoureuse conjointe narrait une tout aussi savoureuse anecdote.

"...je le sais pas trop où se trouve ma tête ces temps-ci..." a-t-elle conclu quand tout le monde a ri.

Mary Gallagher non plus.


Aucun commentaire: