mercredi 29 juillet 2020

À La Recherche Du Temps Perdu*********************10 Minutes et 38 Secondes Dans Ce Monde Étrange d'Elif Shafak

Chaque mois, dans ses 10 derniers jours, tout comme je le fais pour le cinéma (dans ses 10 premiers) et tout comme je le fais pour la musique (vers le milieu), je vous parle de l'une de mes trois grandes passions: la littérature. 

Depuis la Bible, la fiction a beaucoup progressé. Du cinéma, de la musique, la littérature est le plus ancien genre. Il m'est toujours difficile de vous parler de bons livres car il y en a nettement plus qu'il n'y a de films ou de disques. Et pour beaucoup d'entre eux, on a justement beaucoup écrit. Ce qui fait que je peux vous parler de l'immortel Voltaire mais aussi de la plus modeste Joanna Rakoff. 

La magie reste dans l'écrit et j'essaie de vous la communiquer. Lire, c'est s'ouvrir à un nouveau monde, sur de nouvelles idées, c'est apprendre sur les autres et sur soi-même. C'est un peu beaucoup mon travail (de traducteur) et je passe mon temps à le faire (payé ou non). 

:Lire c'est apprendre à respirer autrement et respirer, c'est vivre. 

10 MINUTES & 38 SECONDES DANS CE MONDE ÉTRANGE d'ELIF SHAFAK.

C'est à la radio que j'ai entendu parler de cette auteure d'origine turque vivant à Londres depuis 2013. 

Le livre est écrit en anglais et je l'ai lu dans la langue de Shakespeare. 

Le livre, son dernier, commence avec une prémisse explosive alors qu'on plonge dans la tête d'une travailleuse du sexe, Tequila Leila, en train de mourir dans un container de déchets en marge d'Istanbul. Alors que son cerveau la quitte. Le titre fait d'ailleurs référence au temps que peut prendre le cerveau avant de quitter le corps humain. La fin de l'âme.Leila est à la fois notre narratrice en perdition mentale et vitale et notre raconteuse biographe. Elle retourne dans le temps et revisite sa vie, de sa naissance, à la petite fille des provinces qu'elle a été, jusqu'à la fille qui finira dans les articles criminels dans le journal de la ville.  

Elle se rappelait des choses dont elle ne se savait pas en mesure de se rappeler, de choses qu'elle croyait perdues pour toujours. Le temps devint fluide, un flux fluide de souvenirs fondus les uns dans les autres, le passé, le présent, inséparables.   (traduction libre).

Commence ainsi l'histoire d'une femme extraordinairement courageuse, brutalisée, brisée, gardant tout de même toute son humanité malgré sa fin humaine mais aussi animale, prochaine. Malgré un monde qui l'avait écrasée de toutes les manières possible auparavant. On lit des vignettes d'une grande tendresse de sa jeunesse, élevée dans la maison de son père couturier époux bigame de 2 femmes. Leila découvrira que le monde dans lequel elle grandit lui est principalement interdit. Et ce qui lui arrive reste prédéterminé par l'époque, le pays, le patriarcat et les codes familiaux. 
Tôt dans le livre, alors qu'on a petit à petit saisi le minutie de la vie domestique Turque, et sa dynamique sociale dans la Province de l'Est de Van, Shafak raconte une effroyable scène des 6 ans de son personnage, pendant un pique-nique à l'hôtel près de la plage. C'est une scène hantée, qui changera le cours de sa vie. Un point de bascule pour Leila qui nous catapulte dans un univers de réalités brutales et à peine soutenables. Istanbul est une illusion dira Leila. Un truc de magicien qui a mal tourné.

Pendant plus de la moitié du livre nous sommes guidés par une mémoire qui s'éteint. Chaque souvenir allumé par le sens de l'odorat.  C'est un tour de force de nous faire passer du container à déchets à une enfance où son pieux père la bannit pour avoir joué au cerceau. Nous sommes aussi transportés à l'inauguration du pont Bosphorus où une Leila adulte est dans la foule, parmi les fiers habitants d'Istanbul, où elle fait la rencontre de son futur mari, activiste et artiste. L'amour de sa vie. 
La vie de sa triste mère est aussi évoquée. Après avoir fait 4 fausses couches, elle accouche d'une fille et son époux, clamant qu'elle est capable d'avoir d'autres bébés, ne sera pas la mère de cet enfant, mais maintenant une tante, offrant le bébé naissant à son autre femme, même si c'est la première qui l'a accouché. 

Dans son adolescence et sa jeune vie d'adulte, les cruautés sont multiples et dures à répéter. Shafak réussit quelque chose d'assez fameux en infusant une personnalité humaine et vive à une mourante et l'entourant d'au moins 5 indésirables dont le portrait restera beau en quelque sorte, mais aussi douloureux. En révélant couche par couche, petit à petit, de chapitre en chapitre, le roman déploie avec élégance un portrait nuancé et magnifique de sa protagoniste. La rêveuse de Van refuse de rester silencieuse et devient la conscience de la vieille ville folle. Le livre reste superbe tout en trempant dans la laideur. On y trouve quelque chose d'aérien. Comme une âme survolant un être.

C'est un regard perçant, tout à fait d'actualité, sur les traumatismes féminins et la dégénération mentale. C'est aussi une critique d'une société (turque) définie par des codes patriarcaux archaïques. C'est un livre dur et brutal. Un portrait anguleux de la violence sexuelle. L'ironie veut que la Turquie ait choisi d'enquêter sur l'auteure suite à la publication de son livre. Ce livre est paru l'an dernier. 

La fin est assez exaltante quand on sort le cadavre de la narratrice du container à déchets et que celui-ci est dirigé vers le cimetière des "sans partenaire".  

Malgré l'aspect sombre de tout ça, il y a une certaine poésie dans son écriture qui porte à réfléchir sur nos manières de regarder/penser les Femmes. 

Trop souvent outrageantes.  
Ce monde paraît moins étrange avec une auteure d'une telle intelligence. 

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