Avant l'internet on pouvait légitimement s'installer dans le salon, la tête penchée sur un livre, les neurones branchées sur des écrits de copie papier, se laisser imprégner par une bonne histoire pleine de bonne idées nous ouvrant sur la vie, lever la tête de temps à autre pour regarder dehors et passer de ce geste à l'autre. Devant une télé fermée. Sans paraître pour un fou.
Avant l'internet on dessinait. On improvisait une ligne sur un bout de papier et on stimulait notre imagination pour transformer ce qui semblait devenir un nuage en alligator.
Avant l'internet on pouvait être privé de souper parce qu'on était pas revenu à temps d'avoir joué dehors toute la journée.
Avant l'internet, avoir une piscine avait une valeur, enfant.
Avant l'internet tu pouvais dire que le corps de Walt Disney, mort, avait été gardé dans un cube de glace Quelqu'un te dirait "bullshit" et ce serait à la plus grande gueule, celle qui avait le plus de panache, la plus Oscar Wilde, celle qui rallierait le plus brillamment le public autour, qu'irait la victoire du débat. Aucun dictionnaire portatif ne pouvait confirmer/infirmer l'assertion.
Avant l'internet pour savoir le temps qu'il ferait il fallait être à l'écoute des nouvelles le matin, le midi ou le soir, appeler quelque part où tout le monde appelait, ou encore sortir son corps dehors en regardant le ciel comme un indien pour se mettre en tête une approximation du temps qu'il pourrait faire.
Avant l'internet tu pouvais changer d'école et personne ne saurais rien sur toi. Tu serais entièrement à découvrir. Tu n'aurais pas de passé ou d'histoire rendue inexplicablement publique. Tu pouvais t'accoter sur ton casier avec le regard le plus énigmatique et les gens auraient peut-être envie de vouloir alors en savoir plus, en te parlant. On pouvait aussi voir dans tes mouvements si tu étais une princesse, un tomboy ou un peu des deux. Personne ne saurait que tu as une collection de corneilles empaillées dans ta chambre parce que ton frère n'aurait pas pu les prendre en photos en passant des commentaires de frère rival sur le sujet et rendre ton hobby trop connu publiquement. Tu pourrais avoir l'air sincèrement troublé par ta simple manière de placer ton oeil dans le regard de l'autre, ça te rendrait mystérieux un petit peu, mais ça te rendrait surtout important dans la tête de l'autre.
Si quelqu'un voulait retrouver un(e) ami(e), pas vu depuis longtemps, bonne chance.
Avant l'internet faire un premier contact avec quelqu'un qui nous intéresse relevait du défi. Il fallait d'abord connaître le nom du père de la personne et qu'il y en ait pas 7 dans le bottin téléphonique du même nom (Jean-Pierre Côté? Christ!!!!!). Il fallait aussi souhaiter que la personne qui nous intéresse habite avec. (Les divorces naissaient tout juste, mais existaient quand même). Fallait ensuite dénicher son numéro de téléphone (à fil) en misant à coup d'essai/erreur sur le bon papa dans l'annuaire. Une fois le numéro trouvé fallait appeler à tout hasard (généralement tout juste après le souper) et souhaiter que ce soit la personne recherchée qui réponde. Si on tombait sur le papa, la maman, ou pire, le frère ou la soeur, fallait demander en souhaitant qu'ils ne partent pas à rire, qu'ils ne posent pas de questions (Pourquoi tu veux parler à Karine, mon petit garçon?) ou qu'ils ne brisent pas votre tentative de subtilité en hurlant ensuite "KARIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIINA! Y un Gaaaaaaaaaarçon au téléphone pour toi Whouu! Ou!!!".
Fallait aussi ensuite avoir de quoi à raconter qui dépasse le "Tsé le devoir..." et dont le lien serait tout aussi subtil. Tout ça était aussi rendu possible seulement si le grand frère/grande soeur/papa/maman n'avait pas choisi de vous filtrer en mentant sur l'absence presqu'en tout temps de la personne pourchassée.
Avant l'internet les harceleurs avaient la vie dure.
Avant l'internet, tu pouvais lire dans un parc un livre de qui que ce soit, ce serait quelque chose de tout à fait légitime à faire, et personne ne saurait que vous l'aviez faite à moins que vous ne leur en parliez. Vous pouviez aussi manger une salade, vous gâter avec une crème glacée ou boire un café sans que personne ne le sache. D'ailleurs tout le monde s'en foutait. Tes états d'âmes étaient personnelles et tenir une discussion au téléphone publiquement relevait de l'effronté culot.
Avant l'internet tu pouvais te poser des question sur l'ancien temps et ainsi demander à ton grand-père de t'en parler. Mais tu te ferais prendre à écouter The Bridge of the River Kwai dans le sous-sol avec lui. Voulant te sortir de cette situation, tu prétexterais faussement une envie pour monter à l'étage et te rendre à la salle de bain. Tu bifurquerais vers le frigo par la suite, te prendrais à boire pour mieux retarder le retour vers le sous-sol, tu fixerais les aimants sur le frigo en te demandant comment ça tiens. Puis, pour aucune raison tu te mettrais à danser, entendant soudainement de la musique dans ta tête. Et tu te demanderais si un jour tu pourrais devenir chorégraphe ou réalisatrice de musique vidéo. La question n'irait pas plus loin parce que tu n'aurais pas beaucoup de moyen de le savoir. Faudrait que tu demandes à Monsieur Gladu, le conseiller en orientation. Mais tu le soupçonnais de pédophilie. Sinon de perversité. Tu retomberais dans la fixation des aimants. Comment ça fait pour tenir? tu ne le saurais jamais.
Avant l'internet. pour te garder les pieds dans le réel pendant une conversation au téléphone, on gribouillait des dessins sur du papier.
Avant l'internet tu avais peut-être une vie sexuelle. À deux.
Avant l'internet tu regardais les gens dans les yeux.
Et c'était beaucoup moins creepy que de commenter sans arrêt ton statut Facebook.
Avant l'internet c'était pas mieux. C'était vieux.
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