Je devais dîner avec un ami qui travaille à Ville St-Caviardé.
J'étais passé par l'épicerie un peu avant pour y acheter des fruits. J'étais relativement agacé. À l'épicerie je remarquais que les prix, déjà majoritairement déguisés par le non-affichage des taxes, étaient de plus en plus difficiles à discerner du premier coup d'oeil.
Les fraises que je venais d'acheter donnaient l'impression de ne coûter que 1$. Le 1$ était bien en vue mais il s'aggissait de 1$ de rabais. Les autres chiffres affichés étaient 2 paquets pour 5$. Donc nulle part le réèl prix qui était de 2,50$. Bon ce n'est pas un calcul bien compliqué mais il fallait faire la mathématique mentale quand même.
J'en étais à ruminer cet agacement quand j'ai aperçu le candidat d'un parti politique local, Richard Poirier, se tenir un peu plus loin dans le corridor de l'usine où je rejoignais un ami pour diner.
Homme d'une quarantaine d'années, cheveux généreux, légère barbe rassurante, yeux doux d'un bon père de famille, chic tenue vestimentaire, Poirier discutait en compagnie d'une jeune et jolie assistante, d'une journaliste, d'un caméraman de CTV qui tenait sa caméra fermée au sol. On semblait discuter d'une chose à venir. Par sa manière de bouger je le sentais prêt à être le plus cordial des hommes tout en étant extrèmement impatient. Comme un homme qui se livrerait à un exercice qu'il n'a pas complètement envie de faire.
Et c'est exactement ce qu'il s'apprêtait à faire.
Sa tâche était celle d'un homme qui attend la sortie des employés de l'usine sur l'heure du midi afin de leur serrer la pince. "Un homme près du travailleur moyen" en train de se rapprocher de ceux-ci, mise-en-scène idéalement immortalisée en images par CTV.
La cloche de l'usine a sonné le coup de midi pour annoncer l'heure du dîner. Les employés ont commencé à sortir d'un pas vif. Le caméraman, l'assistante et celle que je croyais être une journaliste (c'était en fait une représentante de l'usine) se sont reculé. Poirier a tendu sa main en s'approchant du flot d'employés qui se dirigeait vers lui.
Il a eu le temps de serrer la pince à une femme, presque par surprise. Toutefois la majorité des employés étaient des hommes. Et ils marchaient vite. N'accordant aucun intérêt au pauvre Poirier la main tendue. Bientôt une bonne trentaine d'employés avaient circulé autour de lui, certains s'étonnant de la présence d'une caméra, mais toujours en évitant soigneusement de saisir cette main tendue du quadragénaire qui disait machinalement "Richard Poirier..." dans le désert.
Il en faisait extrêmement pitié. On l'évitait comme si c'était un témoin de Jéhovah ou un aggressif quémandeur. D'ailleurs plusieurs devaient le voir pour ce qu'il était: un quêteux de vote. Une chanson de The Smiths m'est spontanément venue en tête. Pour ajouter à l'absurde, un employé lui a crié quelque chose, quelque chose de pas gentil. Je n'ai pas saisi c'était quoi mais j'avais l'impression que c'était méprisant à son égard. Des rires se sont mis à fuser de la part de ceux qui, comme moi, étaient plus ou moins mobiles et le regardaient la main tendue dans le vide avec toute cette circulation autour.
C'était si gênant que même la caméra avait pris congé, le caméraman rangeant son matériel par pudeur, par respect pour le pauvre Poirier esseulé. Que tout le monde laissait tomber. La jeune et jolie assistante semblait obtenir le monopole de l'intérêt de ses employés majoritairement masculins. J'ai eu un certain respect pour le caméraman qui venait de documenter l'humiliation et qui avait choisi de ne pas l'enregistrer.
Dans le sourire de Poirier se lisait maintenant un agacement. C'était tout juste si il ne forçait pas les gens à s'immobiliser sur leur trajet vers la sortie. 9 personnes sur 10 refusaient son invitation à lui serrer la main. Il y avait un fond de tristesse dans ce rejet public. Je ne sais pas qui avait eu l'idée de cet exercise de relations publiques mais c'était un vibrant échec. Cette personne allait passer un mauvais moment plus tard. Mais pour l'instant c'était Poirier qui nageait dans les sables mouvants.
Une autre chanson de The Smiths m'est venue en tête quand j'ai cru voir une certaine détresse dans ses yeux. Une chanson de générique de film, je trouve. Le générique d'un film raté. D'une mise-en-scène catastrophique.
Mon ami est arrivé, on a discuté un peu de tout et de rien, de rien surtout. Du prix des fraises et de Sandy Horne la bassiste de The Spoons dont nous étions tous deux amoureux en 1984. D'Émmanuelle Béart aussi, un autre fantasme de notre adolescence, qui avait été si désirable avant de passer sous le bistouri.
On a diné au casse-croûte d'en face.
De ma place de table, je voyais Richard Poirier au loin, plus seul que jamais, fixant le vide, appuyé sur le mur extérieur. Comme si il se remettait complètement en question.
Il devait faire des mathématiques mentales.
La pluie s'est mise à tomber légèrement. Tout doucement, c'était très beau.
Poirier n'avait pas de parapluie.
En tout et pour tout, il ne semblait pas équipé pour quoi que ce soit.
J'ai surveillé attentivement dans les jours qui ont suivi si on avait parlé de lui quelque part.
Non. Nulle part.
Richard Poirier cette semaine là était invisible.
Je ne sais pas comment ce sont placés ses pions pour ses élections.
Mais ce jour-là, pour lui, n'était pas à classer parmi les bons.
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