Le jour même où je fêtais mes 25 ans, elle fêtait elle aussi.
Elle lançait son tout premier album de musique, dans la même ville. Celle qui était tombée dans nos coeurs. L'hiver. L'hiver peut être si beau à Montréal. Un album extraordinairement bien tricoté avec Yves Desrosiers. Un album qui survit aux époques. Un album qui transcende tous les genres. Tous les styles. Toutes les nations. Inclassable. Une peu tzigane, un peu gypsy. Pas du fado, pas du blues, pas de la pop, pas du rock, pas du jazz, mais aussi un peu tout ça.
Un album que j'ai acheté et que j'ai adoré au point de le trouver immortel. J'étais tout aussi amoureux de celle qui partageait ma vie dans ce sens, le suis encore. Mais sans le savoir complètement, je flanchais aussi pour Lhasa de Sela. Née à New York, élevée en partie au Mexique et à San Francisco, et qui a adopté intelligemment, comme moi, comme nous, Montréal. Il y a ce balado sur l'habile application Radio-Canadienne Oh!, où l'actrice Ariane Castellanos y lit la biographie de la chanteuse qu'avait écrite Fred Goodman. J'ai visité ce podcast en travaillant cette semaine. Lundi et mardi. 5 épisodes d'à peu près une heure et deux extras judicieux de Bïa et Arthur H, des proches de la chanteuse. J'ai une liste de lecture de Lhasa de Sela d'1h38. Mais je ne la connaissais pas autant que ce que j'ai appris de ce balado. Née dans un groupe de filles grouillantes dans une famille qui bougeait franchement beaucoup, elle a vécu longtemps, enfant, en autobus avec sa famille. Et quelques fois dans des quartiers de fortune improvisés où il fallait évacuer quand on choisissait d'y construire le stationnement d'une banque. La famille étrangement philosophique de River, Rain, Sky, Joaquin Phoenix, aussi bohème, était un peu comme la sienne. Errante. Parmi les soeurs de Sela, il y avait aussi une "Sky". La grand-mère maternelle était actrice importante dans America America d'Elia Kazan, en 1963. L'école, c'était la vie. La lecture, la vie aussi. Papa était très philosophe et aura une grande influence sur Lhasa. Ce sera plus difficile avec sa mère, mais elle héritera de son fort caractère. Les filles de Sela ont toutes le même rire un peu adolescent. Elles ont presque toutes été artistes. Lhasa quitte le monde de l'enregistrement de musique un temps pour faire du cirque avec elles. Élevées de manière aussi peu traditionnelle, elles ne pouvaient pas avoir une vie traditionnelle. Tantôt elles vivront dans des lieux peu faciles, parfois elles vivront richement parce que maman a refait sa vie, a redivorcé, mais monsieur décède avant que le divorce ne soit finalisé et oh! magie..on se découvre riches...La magie est partout dans la vie de Lhasa. Elle la cherche, veut la créer, s'en inspire. Généreuse, bien que très peu amoureuse, elle est impressionnante de candeur. Comme notre amie Julie, dans la trentaine, elle a attrapé le crabe. Comme notre amie Julie, elle a refusé les traitements contre le cancer. Invoquant probablement mentalement cette magie qui lui était si importante, elle préférait essayer les traitements parallèles, expérimentaux, plus naturels. Comme notre amie Julie, elle ne survivra pas, quittant notre monde après 21 mois de traitements. Lhasa survivant 4 ans de plus que notre amie Julie, cette dernière morte à 33 ans. Lhasa, à 37.
En 2003, notre fille arrivait sur terre. 5 mois et 1 jour plus tard, Lhasa lançait son second album. Plus sombre, mais que j'ai aussi acheté. Un album si bien travaillé, avec Ibrahim Maalouf entre autres, qu'il a été récompensé un peu partout dans le monde.
Elle qui détestait se faire catégoriser "artiste de musique du monde" cartonnait quand même un peu partout dans le monde. Mais étrangement pas là où elle était née. Aux États-Unis.
Lhasa n'était pas facile à vivre. Patrick Watson l'a vécu de l'intérieur. Thomas Hellman aussi. "J'avais besoin de vivre, d'être parmi les humains, de me sentir parmi les humains" disait l'enfant-femme qui avait déjà vécu principalement avec ses soeurs dans un autobus dans sa jeunesse."La vie est épatante mais n'a rien de joli" disait-elle aussi, apprenant à vivre avec sa sale maladie et presqu'incapable d'écrire de la musique issue du bonheur, qu'elle arrive à embrasser quand même.
Lhasa avait cette qualité romanichelle de ne jamais se complaire dans ce qu'elle avait.
À écouter le balado, je tombais en amour avec elle. Je le disais justement cette semaine, quand les gens sont fêlés, brisés un peu de l'intérieur, ils me charment. Lhasa était brisée. À partir du moment où elle montre une bosse inconnue à Bïa, elle était brisée. Peut-être même avant. Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse, disait Niteszche. Sa mère à elle, était chaos. Lhasa vivra la déception de ne jamais être mère.Elle n'aura jamais 40 ans. Ni l'âge que j'ai présentement. Qui aurait aussi été le sien. À la petite école, on aurait été de la même classe, de la même cohorte scolaire. J'aurais assurément été attiré par elle. Les fèlures me parlent. Le caractère aussi. La musique. Tout ça, c'est aussi beaucoup moi.
Elle est morte le 1er janvier 2010. A réussi son meilleur tour de magie en disparaissant. Mais sa musique reste. C'est le merveilleux des artistes. Elle est partie trop jeune. Le balado est ponctué de sa musique et de quelques unes de ses entrevues. De ses soeurs. De l'âme trop pur de Lhasa.
Il a neigé 40 millimètres suivant le décès de Lhasa. Comme si le ciel voulait manifester quelque chose avec la froide nouvelle de son départ hâtif.Patrick Watson et Esmerine ont écrit un délicieux morceau en sa mémoire.
Il neigera maintenant avec une pensée pour toi, belle fille.
Je suis amoureux. Mais ne serai jamais le salaud qu tu te souhaitais pour enfin un jour chanter quelque chose que tu connais.
Lhasa aurait eu 50 ans, comme moi, cette année, le jour où j'ai écrit ceci, le 27 septembre.