"Je ne veux pas gagner ma vie, je l'ai"
Chaque mois dans ses 10 derniers jours, tout comme je le fais pour le cinéma (dans ses 10 premiers) et tout comme je le fais pour la musique (vers le milieu), je vous parle de l'une des mes trois immenses passions: La Littérature.
Lire, c'est un peu beaucoup mon métier. Je suis traducteur. Je ne sens jamais que je force, ni ne travaille quand je lis puisque je le fais tout le temps. Ce n'est même pas un effort pour mes yeux qui n'ont pas tellement besoin de lunettes, à moins d'être très épuisé.
Lire peut m'habiter au point de ne plus voir ce qui se passe autour. Parce trop se passe alors, en dedans.Lire c'est apprendre, plonger dans un univers qui n'est pas le sien. C'est accepter de pénétrer des univers insondés. C'est naviguer sur un rythme qui n'est pas le sien, au travers d'une vision qui n'est peut-être pas la sienne, c'est respirer d'un autre souffle.
Et respirer, c'est vivre.
L'ÉCUME DES JOURS de BORIS VIAN
1946. La guerre est à peine finie. le livre sera écrit très vite, et le manuscrit, à la grande déception de Boris, ne sera pas récompensé du prix de la Pléiade. De son vivant, Vian n'en connaîtra pas le succès.
Le livre commence comme le film français de 1980, La Boum! et se termine comme le film Étatsunien de 1970, Love Story. C'est un poème de Prévert, illustré de la main de Salvador Dali. C'est une plume d'oie caressant la peau, et y laissant une plaie saignante qui ne guérira pas. C'est un livre qui marie le blues et le jazz.
La libre association parfume cette écriture d'un kaleidoscope des genres. Vian, quand il parle, chante, écrit, le fait dans toutes les couleurs, avec tous les sons, avec des émotions tactiles. C'est une littérature néo-baroque déployant toute l'étendue de ce talent et de son génie. L'ensemble est baroque dans le sens que l'histoire est toute simple, mais emballée et livrée dans une extrême complexité des ornementations. Comme la plus petite des fleurs cachée dans un oeuf Fabergé encastré de diamants. Le livre est très court. 214 pages.
Dans un Paris semi-dystopique et vaguement angoissant, qui pourrait croiser l'imagerie de Dali, les machines surréalistes de Roussel et l'ingénérie sociale de Huxley trempés dans la violence latente chez Orwell, Colin, Isis, Chick et sa copine Alise passent leur temps à écouter du jazz, patiner, et vivre leur jeunesse (Cet état d'esprit du coeur). Le monde adulte semble un distant brouillard, tellement indistinct qu'il se dissipe à l'horizon de la légèreté de leurs envies. Leur passion commune pour le jazz des États-Unis (dont le livre a la structure et la forme) et dans le cas de Chick, sa passion pour le philosophe Jean-Sol Partre (caricature de Jean-Paul Sartre qui en publiera des extraits dans sa revue Les Temps Modernes), ne sont que le reflet des propres intérêts de l'auteur, alors. Duke Ellington y est partout. Il faut lire ce livre sur ses trames sonores. Colin confessera adore le prénom de Chloé qui est aussi un titre d'Ellington.
La trame est une fantaisie amusante, délicate, douce et charmante en rose et bleu qui met la table sans prévenir de la trappe dans laquelle il nous prendra. On réalise trop tard que le fruit qu'on croit consommer est en fait un poison.
La mort s'invite sous la forme d'un nénuphar au poumon. Probablement la plus belle métaphore du cancer possible. Je la réutiliserai pour vous parler de mon ami qui le combat. Tel un film expressionniste, le monde devient petit autour de la maladie. La vie adulte bouffe la jeunesse dans le désenchantement. Il y a effluves de dépendances aux drogues, nombreuses vignettes de tragicomédies et fatalisme. La beauté des écrits agit comme une révélation. Nous sommes aspirés dans un labyrinthe jazzé, littéraire, plein de références artistiques cernant la trame narrative. Puis, le drame sévit comme une plante vénéneuse à la surface des rêves avec un esprit claustrophobe qui fait son chemin jusqu'au coeur.
Boris n'avait que 26 ans quand il a écrit ce bijou. Il n'en vivra que 39. Déjà, il avait la tête et les mains des vieux maîtres. C'est à la fois un clin d'oeil au surréalisme des années 20, et à la fois un avant-goût des Nouvelles-Vagues, littéraires et cinématographiques des années 60. Années où le livre connaîtra enfin le succès qu'il méritait.
Néologismes, jeux de mots, allitérations, anagrammes, mélanges sémantiques, c'est un très intéressant livre littéraire, visuel et sonore que je vous présente, ce mois-ci.
À lire sur Chloe (Song of the Swamp) du grand Duke.
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