Comment s'était-il trouvé là?
Tombé d'un sac de gym? Tombé d'un fil sur lequel les gangs de rue font leur territoire? Tombé du pied de quelqu'un de kidnappé? Tiré par la fenêtre d'une voiture pendant une argumentation féroce et pour marquer son point?
Un unique soulier. On ne marche pas sans deux souliers dans les rues de Londres.
Spike se demandait quel avait été l'histoire de ce soulier, anciennement pairé, maintenant si seul.
Spike était aussi seul. Accoté sur une voiture. Croquant un sandwich, une main dans une poche, un sac d'épicerie en main.
De l'autre côté de cette rue, une jeune femme. Marchant d'un pas certain. Jolie. Aux airs de Lillian Gish dans les films de Griffith. Tout ce qui suit a d'ailleurs les airs d'un film muet.
Elle remarque que le jeune homme la remarque. Ils ont à peu près le même âge. Dans la jeune vingtaine. Elle lui sourit.
Il lui sourit aussi.
Ils ont presque un moment quand un homme, le propriétaire de la voiture sur laquelle Spike est accoté, arrive en trombe et lui fait comprendre qu'on ne touche pas à sa voiture. Il le fait déguerpir comme on chasse une mouche. Spike s'esquive et se dirige vers le trottoir. Ce faisant, il fait passer son regard de l'homme qui le chasse au trottoir, à Lillian Gish, bref, il est distrait. Il s'enfarge légèrement avant de reprendre le pas dans la même direction que Lillian, mais sur l'autre côté de la rue.
Lillian a tout vu. Elle s'en amuse davantage. Marchant, elle imite la presque culbute que vient de faire Spike. Geste pour geste, incluse dans son pas, elle feint de tomber comme il vient de passer près de le faire. Il comprend qu'elle vient de l'imiter. Il enregistre lentement ce qu'elle vient de faire. La questionne du regard. Dépose les restes de son sandwich en hauteur sur le haut d'un muret. Lillian imite ensuite le geste de poser quelque chose en hauteur, toujours en marchant, toujours en jetant un oeil sur lui, ce faisant. Cette fois il sourit grandement. Il comprend le jeu. Ils ont un moment. Ça se jouera à deux.
Pour la relancer, il se met à marcher comme au ministère des marches idiotes. Elle fait de même. Ils s'amusent ferme. Dans le silence. Pour chaque geste qu'elle pose en marchant, il tente de le répliquer. Bientôt, c'est lui qui propose, et c'est elle qui imite. Ils sont en pantomimes absolus. Sourires aux lèvres, charme au coeur.
Elle se met à marcher de côté, il fait de même. Elle s'arrête et mime un mouvement terrorisé. Comme Lillian Gish l'aurait fait dans un film muet de D.W. Griffith. Il l'imite lui aussi.
Elle est si bonne à jouer la terreur qu'il s'en trouve plus animé encore. En fermant les yeux, marchant de côté, mimant la peur, il voit les soeurs Gish, les deux, terrorisées par quelque chose. Le jeune homme est dans un moment passionnément heureux.
Mais Lillian Gish, de l'autre côté de la rue ne marchait plus. Elle s'agitait. Ferme. Elle ne mimait rien. Elle avait peur pour vrai. Elle le mettait en garde. En gestes. En silence. Silence fatal.
Marchant de côté, donc de dos à la rue transversale, il ne voit pas la voiture qui vient de l'autre côté. Conduite par une personne âgée qui le remarque, lui, Spike, trop tard. Et qui confond la pédale de frein avec celle de l'accélérateur. Frappant de plein fouet le pauvre jeune homme, catapulté sur le pare-brise de la voiture, une voiture tellement blanche comme on croyait qu'ils ne s'en faisaient plus.
Dans la collision, les membres de Spike, décédé sur le coup sont si désincarnés qu'une de ses jambes s'élance vers le ciel. D'où un espadrille est promptement évacué de son pied.
Loin et très haut dans les airs voltige cet espadrille unique, de la marque Reebok, une marque d'espadrille anciennement Anglaise, passée aux États-Unis, avant d'être rachetée par les Allemands.
Parce que franchement Européen.
Franchement Européen.
Franchement Européen.
Spike ne le saura jamais, mais il venait de comprendre, peut-être comment cet unique espadrille anglais, tout seul dans la rue, pouvait s'y être trouvé.
Découvert corps et âme.
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