Chaque page d'un livre est une ville. Chaque ligne est une rue. Chaque mot est une demeure.
C'est la Révolution tranquille au Québec.
Quand les Libéraux de Jean Lesage arrivent en 1960, c'est après 16 ans de rigidité de l'Union Nationale et de l'église régnant en rois et maîtres sur la province à tête de chien.
L'organisation sociale se reconstruit au Québec. La période de la Révolution tranquille coïncide avec le développement d'une nouvelle idéologie en Amérique et en Europe: la contre-culture. Un jeune homme issu de St-Felix-de-Valois, mais habitant Montréal, boulimique de lectures, écrit dès sa jeune vingtaine trois romans de front. Le jeune homme inconnu et déterminé à le rester les soumet à Pierre Tisseyre du Cercle du Livre de France. Enfin on croit qu'il les soumet tous les trois (L'Avalée des Avalés, Le Nez Qui Voque et L'Océantume) mais en vérité, il ne soumet que L'Océantume, en quatre cahiers qui ne séduit pas Tisseyre. Le jeune homme de 24 ans soumet alors ce même livre en France, aux prestigieuses Éditions Gallimard, qui publient aussi, entre autre chose, Albert Camus. Eux, tombent à la renverse et lui font signer un contrat en mars. Le jeune inconnu est ravi. Si excité qu'il soumet les deux autres romans. L'Avalée des Avalés en dernier. Roman retravaillé d'un vieux script. C'est celui-là que Gallimard choisira de lancer en premier.
Réjean Ducharme tombe aussitôt dans la lumière. Mais se gardera à l'ombre*. Il est aussitôt considéré pour le Goncourt. Au Québec, on se désole que ce soit la France qui nous fasse éclore notre Québécois. Même scénario qu'avec Félix Leclerc. Chanson connue. Le roman parait dans un contexte nord-américain de contestations des valeurs établies avec la contre-culture pacifiste centrée sur l'épanouissement des ressources intérieures de la personne et le refus des structures sociales traditionnelles.
Le charme de Ducharme a l'effet d'une bombe. Obstiné dans la clandestinité, il est tout de même forcé de se présenter un peu quand même:
Je ne suis né qu'une fois. Cela s'est fait à St-Felix-de-Valois, dans la province de Québec. La prochaine fois que je mourrai, ce sera la première fois. Je veux mourir verticalement, la tête en bas et les pieds en haut. À l'école j'étais toujours le premier à partir. Je n'y allais pas souvent et j'y restais le moins longtemps possible. J'ai complété mes études secondaires à Joliette, avec les Clercs de St-Viateur. J'ai souffert 6 mois à l'école polytechnique de Montréal. Enfin délivré, je me suis pris pour un commis de bureau et me prends encore aujourd'hui pour tel. Mais ceux qui embauchent des commis de bureau ne veulent pas me prendre pour un commis de bureau. Je ne travaille pas toujours et ne travaille pas toujours comme commis de bureau. Un mois sur deux, je suis en chômage. J'ai été dans l'Arctique avec l'aviation canadienne en 1962. Personne ne veut me croire. Je ne sais pas pourquoi. Je dis "J'ai été dans l'Arctique" Ils répondent "pas vrai". En 1963, 1964 (L'année du travail sur L'Avalée des Avalés) et 1965, j'ai fait de l'auto-stop au Canada, aux États-Unis et au Mexique. C'est fatigant. J'ai 24 ans. Je n'ai plus toutes mes dents. Et cela m'écoeure. Je ne me suis pas marié une seule fois encore. Les femmes ne veulent pas se marier avec moi. Si elles avaient voulu, je me serais marié tous les jours et aujourd'hui j'aurais à peu près 5768 enfants. Si il n'y avait pas d'enfants sur la terre, il n'y aurait rien de beau.
Tout Réjean Ducharme se trouve dans ce texte. Particulièrement dans la dernière ligne.
Bérénice Einberg à 9 ans sur son île, puis de 11 à 15 à New York, puis, on la devine jeune adulte en Israël. C'est une météore à notre attention fascinée. La tendresse virulente et blessée de l'héroïne de L'Avalée des Avalés, son lyrisme enfantin, rayonnant d'une réalité nouvelle, son parfum de révolte et sa résistance, rappelle,celui d'un Holden Caulfield chez Salinger. Ducharme sera plus hermite que Salinger encore.
La langue de Ducharme pige dans la culture assimilée, recomposée, réinventée, hallucinée, pour dévoiler une sagesse des profondeurs que l'on aurait pas prêté à un jeune homme de 24 ans. Il est roi du néologisme. Déjà les papillons font une percée. Les papillons seront de tous les décors de Ducharme, dans toutes ses oeuvres. Échos de liberté et d'essor heureux.
Dostoievsky croisé de Nelligan et de Rimbaud trempé dans l'humour tragique de Beckett, Ducharme est dès le début unique. Il nie superbement le concept de l'intrigue. Il rejette tout autre fil conducteur à ses romans que l'itinéraire de la destinée de l'homme, cette énigme et cette seule connaissance, troquant la démonstration pour la dérision, plus révélatrice, la gravité par le "dramédie", les règles par l'invention permanente, ces enfants, en multipliant les trouvailles de forme et de pensée, s'ébattant farouchement face à la cruauté des constructions et des établissements du monde.
Ducharme crie son refus du monde des adultes, sclérosé dans ses conformismes et ses vérités. Il crie sa méfiance envers tous et contre tout, manifeste son refus de s'intégrer à la société, à l'écrit comme au civil, Il refuse d'être possédé. Il est farouchement anticonsommateur**. Antiphoto. Il intime ses proches de ne pas communiquer avec les médias à son sujet.
Il reste (en) fantôme se garde hors d'une collégialité d'auteurs. Il se fait tout de même des amis chez les artistes, Charlebois, Robert pour qui il écrira des chansons et par lequel il transmet son seul message. Pauline Julien chante aussi sa plume. Françis Mankiewicz pour qui il écrit deux vues. Luce Guilbeault. Marie-Claire Blais, Claire Richard, muse, perdue en juin dernier.
Enchanteur rare, il est pour moi un bijou formidable.
Un éclairage extraordinaire.
Une langue parallèle, créative et inégalée.
Un poème inépuisable.
Un glissement inexorable de l'instinct de vie vers l'instinct de mort, des idéaux vers le cynisme.
Un adulenfant.
L'Avalée des Avalés a aujourd'hui même 50 ans.
Merci, Réjean.
Il y a 50 ans, tes papillons commençaient à papillonner.
Pour finir dans nos ventres quand on se met à te lire.
Les géants ont bien le droit de rester cachés.
Parce que si on te disait géant en pleine face, tu leur répondrait:
"pas vrai".
Encore une fois mille merci.
Mille Milles Kilomètres de mercis.
Tu es réinvention, ludisme, intelligence et poésie.
Après toutes ces années, nous cherchons encore, à qui qui mieux mieux.
Vacherie de vacherie!
Nous n'avons toujours rien compris.
*:Le Nez Qui Voque, chapitre 1, Un mystère Réjean Ducharme? pas vraiment, Il me semble qu'à mon humble avis, tout s'explique là.
**Comment ne pas m'y identifier?...
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Parce que des enfants pas tellement doués pour l'expression francophone et frôlant la débilité pure se sont infiltrés sur ce site je me vois forcé de modérer les commentaires :)