Sandy, une jeune divorcée à la peau noire.
Lu, un jeune asiatique plein d'optimisme
Wally, un blanc profondément blasé.
Ils étaient tous trois engagés par la Rainbow Coalition afin de ramasser des fonds en tournée dans les villes des États-Unis et conscientiser les jeunes à la cohabitation interaciale. Leur numéro était un tour de scène de presque 10 minutes chacun, afin de réchauffer la salle avant le jeu final, qui impliquait le public, (il ne fallait pas craquer ou sourire à l'une des blagues des trois humoristes) et lui faisait véritablement gagner des sous. Les scènes étaient surtout des collèges étudiants et des lieux communautaires, lieux pas toujours bien choisis.
Une noire, un asiatique, un blanc, ils étaient eux-même l'incarnation sur scène de la co-habitation interaciale, et pourtant derrière la scène, dans l'autobus, dans les "loges", ils peinaient tout juste à s'entendre. Les deux gars étaient dans la vingtaine, Lu n'avait probablement jamais embrassé une fille, Wally était typiquement frustré de ne pas avoir d'amoureuse où de jeunes femmes intéressées par lui et Sandy était noire, divorcée, ce qui impliquait toute sorte de préjugés défavorables et souvent déplacés. Bien qu'elle n'était pas frustrée de son divorce en cours, on lui prêtait une amertume qui n'était ni vraie, ni justifiée. Les trois humoristes traînaient leurs blagues comme on traîne un vieux muffler sur le ciment conduisant d'une voiture qu'on déteste, mais que l'on sait absolument nécessaire.
Le trio faisait le tour des États-Unis, dans un van de location, et en était maintenant rendu aux inévitables États du Sud. Circulant sur des routes mal éclairées, la nuit, des routes où, si on regardait bien dans les bois avoisinants, on pouvait peut-être y voir un pendu suspendu à une branche. Certains boisés avaient parfois même l'air en feu la nuit. Effluves d'un ku-klux-klan donnant des frissons dans le dos de Sandy.
Pour les trois humoristes, leur numéro sur scène offrait toujours une certaine dose de terreur. Jamais il n'avait de réel contrôle d'armes aux entrées et qui sait, ne savait-on jamais si une blague jugée de mauvais goût inspirerait-elle un tireur fou quelque part? La peur commune du trio dépareillé, de visiter les publics du Sud, les avaient soudés ensemble tel un motif laid de foulard de matante fatigante, convaincue que le foulard qu'elle vous tricote est de la dernière tendance.
Pourquoi quelqu'un avait-il pensé qu'envoyer trois humoristes parler de fraternité raciale dans des écoles catholiques, dans des États ayant fortement voté
Le trio avait été averti. Il ne fallait pas être odieux, ne pas prononcer le nom de Dieu en vain, ne pas faire de référence sexuelle, ne pas danser (!?!), ne pas parler de danser, ne pas offusquer personne. Ce qui liquidait 90% des blagues du trio. La tournée dans le Sud avait gardé son rythme, c'est-à-dire que soir après soir, on redéfinissait le terme pathétique et désespérant. Certains numéros comprenaient de longues minutes de gesticulations ne comprenant que des onomatopées, Lu regardait le public pendant une minute sans parler, Sandy devait, dans le Sud, rallonger sa mini-jupe et ne pas porter sa simple camisole ou porter un top moulant trop ses seins.
Dans le Sud, où l'homosexualité est réprimée, mais qui existe beaucoup plus qu'on le pense, les gens craquaient toujours quand on improvisait un strip tease forcé, sur les hommes seulement, les tensions homosexuelles devenant trop grandes. Leur garde-robe mal construit finissait toujours par se déboîter. C'était moins de la comédie que du désespoir et de la survie. Public et artistes étaient à la fois les sauvés et les damnés. Tentant tant bien que mal de composer avec tout ça.
À Mountain Brook donc, un directeur d'école, avec un manche à balai dans l'anus et une cravate affichant Pluto, le chien de Mickey de Disney, (ce qui impliquait qu'il pouvait mordre je présume), a livré sa douteuse moralité aux trois humoristes, les menaçant de ne pas le nourrir, ne pas les loger et ne pas les payer, si ils brisaient une des règles énoncées plus haut. Il avait aussi rajouté qu'il les feraient évacuer de la ville sur un mini-rail. Personne ne savait ce que cela voulait dire mais tout le monde avait peur, parce que LUI devait savoir ce dont il parlait. L'homme à la cravate de Pluto. On craignait surtout pour la chambre d'hôtel, non payée, dont ils avaient tous besoin. Et le lunch.
La représentation débuta et Lu ouvra le spectacle de belle manière. Sans vulgarités. Très discipliné en exemplaire asiatique. Un stéréotype validé sur scène. Il a gagné le critique public du Sud. Wally a suivi, et il était lui aussi exemplaire (tout le monde voulait la chambre d'hôtel et le lunch) mais le public ne l'a tout de suite pas aimé. Tout le monde semblait sentir ses efforts pour ne pas commettre de faux pas, et très vite, il a été jugé comme un imposteur. Un fraudeur moral. Qui faisait semblant d'être comme eux. Mais qui était un démon. Sandy allait suivre et sentait le public se monter contre les artistes. Elle débuta avec une première blague qui tomba complètement à plat. Tout ce qu'elle avait en tête était la phrase du gars au balai dans le cul qui lui avait dit "Vous ne pouvez prononcer le nom de Dieu en vain". Elle fît une seconde blague qui imposa une seconde fois, un glacial froid. Au troisième silence, les mots sortirent de sa bouche et devinrent incontrôlables.
"Oh my god! Oh my God! Oh My God!Oh My God! Oh My God!Oh My God!Oh My God!Oh My God!Oh My God!Oh My God!Oh My God!..."
Comme ça 29 fois. Comme un moment de psychose. Un écho dans la chambre de la condamnée.
"Debarrasse de la scène!" "On te hais!" "Tu es le mal!"
Le public transpirait de l'eau bénite.
Sandy quitta la scène, abandonnant la portion "jeu" du spectacle.
Le trio fît le deuil de sa paie, de son souper et de son logement.
Mais à leur sortie de l'endroit, un groupe de jeunes les accosta afin de leur dire à quel point ce qui venait de se passer n'était pas juste, correct, ni même chrétien. Ils les ont invités à venir manger, ce qu'ils ne pouvaient pas refuser, ne serais-ce que pour survivre.
Et bien entendu, une fois au resto, en leur compagnie, les jeunes catholiques ont tenté subtilement de convertir les trois cyniques athées.
"Mais...mais qu'arrive-t-il à l'eskimo? ou au brésilien d'une tribu dans la jungle, ne fréquentant personne, et qui n'a jamais entendu votre point de vue "pratique et ordonné" des choses? En mourant, il se rendent directement au ciel" demanda un des trois humoristes.
Ils se sont consultés et, revenant du tribunal de la vérité absolue, ils ont confirmé:
"Oui, c'est exactement ce qu'il leur arriverait"
Le trio a vite avalé leur sandwich avant de leur dire
"Merci pour le repas, mais vous êtes de parfait ignorants!" avant de prendre la poudre d'escampette.
Les vrais mots étant plutôt Fucking Dicks.
Fuyant ceux qui allaient monter un jour au paradis, des livres noirs et blancs dans les mains.
Pendant qu'eux se forgeait une place en enfer.
Pour les gens du Sud, rien n'était jamais plus clair.
L'enfer, c'est les autres.
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Parce que des enfants pas tellement doués pour l'expression francophone et frôlant la débilité pure se sont infiltrés sur ce site je me vois forcé de modérer les commentaires :)