lundi 24 mai 2010
Queensberry (ou la mise en abime d'Oscar Wilde)
A l'automne 1893, une rumeur commence à courir le tout-Londres.
Le poète Oscar Wilde, qui vient de triompher en avril dans sa comédie A Woman of No Importance, aurait une liaison choquante avec un jeune aristocrate écossais. Cette rumeur va s'amplifier pendant un an et demi, jusqu'à ce que le scandale éclate, en février 1895, alors que Wilde présentait au théâtre Saint-James sa nouvelle pièce The Importance of Being Earnest. Dans la salle, un homme, brandissant une botte de navets (symbole d'une pièce fade), apostrophe violemment l'auteur, l'accusant de «poser au sodomite» avec son plus jeune fils, Alfred Douglas – qui avait déjà été renvoyé d'Oxford pour cause de «mauvaises mœurs».
Il s'agit de Lord John Sholto, marquis de Queensberry, alors fort connu pour être l'auteur des «règles de Queensberry» qui, depuis 1866, réglementent la boxe mondiale. L'irascible aristocrate avait déjà porté une accusation semblable envers le marquis de Rosebery, ministre des Affaires étrangères de la reine Victoria : Queensberry le poursuivait de sa cravache en l'accusant d'exercer une «mauvaise influence» sur son fils aîné cette fois, Francis Archibald Douglas, qui se trouvait être le secrétaire particulier de Rosebery.
Exaspéré par l'incident, Oscar Wilde intenta un retentissant procès en diffamation au marquis de Queensberry. Les deux hommes s'accordaient cependant à maudire la morale de l'époque : Queensberry avait même été exclu de la Chambre des lords pour avoir refusé de prêter serment sur la Bible, tandis que le jeune Oscar Wilde avait été raillé par ses camarades en raison d'une citation en justice (le 12 décembre 1864 à Dublin) de son père médecin pour attentat à la pudeur sur une jeune patiente. Tous deux portaient également la blessure d'un deuil précoce : à treize ans, l'écrivain avait perdu sa jeune soeur, qu'il évoquerait discrètement dans son poème Requiescat ; à vingt-quatre ans, le marquis avait perdu son jeune frère Francis dans le célèbre accident qui marqua la première ascension du Cervin et coûta la vie à quatre alpinistes dont trois Britanniques.
Le tout-Londres se passionne pour ce procès ; personne ne doutait du succès d'un auteur si adulé. Mais la cour n'est pas la scène. Oscar Wilde ruina son propos en mentant sur son âge et sur celui d'Alfred – il s'était rajeuni de deux ans et avait vieilli son ami de dix. Les jurés n'apprécièrent pas son attitude et le poète se retrouva bientôt dans la position d'accusé, puisqu'une loi de 1885 interdisait les relations homosexuelles, même entre des adultes consentants. Le public lui-même changea de camp, d'autant que le bouillant marquis de Queensberry avait astucieusement rempli la salle de demi-mondaines dont il était un assidu client, tout en accusant Wilde de relations avec des prostitués mâles : les dames firent du tapage et crièrent à la concurrence déloyale ; lorsque le poète fut débouté, le 4 avril 1895, on vit les prostituées de Londres applaudir les magistrats en perruque.
Malgré les pressions de ses amis qui lui conseillaient de s'exiler en France pour échapper aux poursuites, Oscar Wilde préféra y faire face, fut arrêté et condamné à deux ans de travaux forcés, le 27 mai 1895. On peut s'étonner de tant de sévérité de la part de la justice et de la police, d'autant que celle-ci se montrait pleine de prévenances pour Queensberry : on l'avait relâché immédiatement alors qu'il avait été arrêté pour avoir boxé en pleine rue son deuxième fils. Sans doute un saltimbanque roturier méritait-il moins d'égards qu'un descendant (même excentrique et divorcé) de la plus vieille famille d'Écosse...
Avec ses fréquentes allusions politiques, Oscar Wilde devenait bien embarrassant. Dans The Picture of Dorian Gray en 1891, il mettait en scène un jeune dandy protégé par un vieux lord qui exerçait sur lui une «horrible attirance». Bien des pairs du royaume avaient cru se reconnaître dans ce personnage.
Oscar Wilde avait aussi l'opinion contre lui et était devenu la cible de la presse, au point que le président du tribunal de l'Old Bailey dut demander aux jurés de ne pas se laisser influencer par les journaux. Ce retournement du public semble lié à l'arrogance de l'écrivain, qui affichait devant le tribunal son mépris du sens commun et des mœurs ordinaires. Les familles qui applaudissaient au théâtre lorsqu'il dénonçait les moeurs corrompues de l'aristocratie se mirent à le conspuer lorsqu'il se comporta en jouisseur blasé. En condamnant Wilde à deux ans de travaux forcés, le maximum de la peine qu'il encourait, le jury fut à l'unisson du public anglais qui, selon le poète, «pardonne tout sauf le génie».
De nombreux intellectuels européens, tels Bernard Shaw ou André Gide, firent circuler une pétition (qu'Emile Zola refusa de signer, sans doute par désaccord sur les options morales de Gide et de Wilde) réclamant la libération de l'écrivain. En vain. Celui-ci ne survécut que trois ans à sa détention à Reading. Après sa libération, il quitta l'Angleterre où l'opinion lui était hostile et mourut, quelques mois après Queensberry, le 30 novembre 1900, dans un petit hôtel parisien de la rue des Beaux-Arts. Son pénible emprisonnement lui inspira l'émouvant De Profundis.
Il fut en outre à l'origine d'une réforme pénitentiaire libérale, qui supprima dans les prisons anglaises le régime des travaux forcés.
Le puritanisme victorien ne fut cependant pas apaisé par la condamnation d'Oscar Wilde. Le jeune lieutenant Winston Churchill faillit à son tour en être victime en février 1896, lorsque le père d'un de ses anciens condisciples à l'école militaire de Sandhurst l'accusa de s'être livré sur ses camarades à «des actes grossièrement immoraux du genre de ceux d'Oscar Wilde». Brandissant la menace d'un procès en diffamation, le lieutenant fut plus heureux que le poète et reçut de son détracteur une lettre d'excuses et cinq cents livres de dédommagement.
Très intéressant, je ne connaissais pas cette histoire d'Oscar Wilde et pourtant... Bref, merci!
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